De si splendides créatures – Chapitres 13 & 14

Qui Vive publie un conte ! Avec du sexe, de la violence et de la politique ? Hummm, on vous laisse le découvrir. En tout cas, il y a des dragons.
Chaque semaine, sont publiés un ou plusieurs chapitres. Il y en a 16 en tout, cela est parvenu à nous emmener au-delà du confinement.


CHAPITRE 13

Rien ne ralentit leur avance tout au long de la journée. Il était facile de suivre les égorgeurs et leurs victimes, dont la troupe hétéroclite avait laissé des traces sur le sentier et la végétation, bris de branches, piétinement des herbes, crottin des chevaux, des ânes et des chèvres. Monsieur de Payzac pensait lui aussi que les ravisseurs pouvaient être rapidement rattrapés. Au crépuscule, ils entendirent soudain le bruit d’un galop, qui se rapprocha. Tous se placèrent en ligne, de chaque côté du chemin et ils saisirent leurs lances. La gemme ne réagissait pas.

« Il n’y a qu’un cavalier ! » cria Clément, qui avait l’ouie très fine.

C’était une cavalière, aux longs cheveux noirs flottants, qui poussait son cheval avec témérité. Elle l’arrêta brusquement, en tirant sur ses rênes, à quelques pas des soldats. Le cheval se cabra, hennit, puis retomba sur ses pattes avant, maîtrisé par la jeune femme. M. de Payzac s’avança vers elle. Malgré son évidente fatigue, elle était d’une vigueur surprenante et pleine d’assurance. Elle parla avant lui, le saluant simplement.

« Messire. Vous êtes les soldats du roi, n’est-ce pas ? Nous avons grandement besoin de vos armes, ma tribu et moi. Tous les adultes furent égorgés par une bande furieuse. Ils ont épargné les jeunes gens, mais c’était pour les enlever. J’ai pu m’échapper, avant l’aube, empruntant un de leurs chevaux. Les autres sont à leur merci. Les filles ont été réparties entre les guerriers. Les garçons seront des esclaves. Oh, messire, pouvez-vous nous aider ? Les délivrer ?

– Avant toute chose, Madame : êtes-vous la mère d’Isaac ? Vous lui ressemblez tellement ! »

Elle pâlit et vacilla sur sa monture, qui broncha. Monsieur de Payzac tendit le bras, mais elle se ressaisissait déjà.

« Vous l’avez vu ! Vous l’avez trouvé ! Est-il sauf ? Où est-il à présent ?

– En sécurité, à Mont Morel, chez M. Longueville, que vous connaissez.

– Soyez mille fois remerciés, Messire, vous et vos soldats. Je redoutais sa mort.

– Il est resté caché de longues heures et par chance, les sous-officiers Azur et Clément le trouvèrent. Madame, avant que de le rejoindre, reposez-vous un instant, partagez notre repas et contez-nous vos terribles aventures. »

Tous écoutèrent avec avidité la jeune femme. Sa beauté farouche en fascinait plus d’un. Elle décrivit l’horreur de l’attaque, les hurlements des blessés, le rapt des jeunes gens, la décapitation du vieux chef, le rassemblement brutal des humains et des animaux, le pillage.

« Ils nous ont poussés à coups de fouet, d’abord à la lueur des torches, tout le long du chemin, sans boire ni manger. Sûrs de notre soumission, à la fin du jour, ils firent halte. Leur chef répartit les filles et les jeunes femmes entre ses fidèles et ses soldats, puis les garçons qui trimeront pour eux. Je fus parmi les dernières à être livrée à un de ces hommes, vu mon âge. On me poussa vers un garçon, plus vieux que Zak de quelques années. L’espoir me vint de le séduire, le dominer et l’endormir et de pouvoir m’échapper. Voyez-vous, Messire, je suis de celles qui ne supportent pas l’entrave. Il était moins brutal que les autres. Mon plan réussit parfaitement. Il devait dormir dehors et non dans les sortes de huttes en toile de ses aînés. Il m’a entraînée sous un arbre, non loin de l’enclos où étaient rassemblés les adolescents et les chèvres, et d’un autre, pour les chevaux.

– Qui avait construit ces enclos, au milieu de nulle part ? s’enquit Charles de Réquiès.

– Nous autres, bien sûr ! Avec des pierres, des roches et des branchages épineux, sous les cris et les coups. Je n’ai ni geint, ni hurlé, ni pleuré comme les autres filles. J’ai flatté, caressé et donné du plaisir à ce jeune homme, jusqu’à ce qu’il en tombe de fatigue. Il dormait si profondément que j’ai pu me détacher de ses bras, me rhabiller et ramper vers l’enclos. Avec mille précautions, j’ai choisi un cheval, déplacé quelques pierres et me suis sauvée. »

Tous étaient abasourdis par son audace et son habileté. Même leur chef semblait subjugué. Il lui offrit les meilleurs morceaux du gibier et mangea peu, ne la quittant pas des yeux, ce qu’Azur remarqua, avec une pointe de déception et de jalousie. Que son mentor soit amoureux lui paraissait invraisemblable, et même légèrement grotesque. La femme, Sarah, l’intriguait. Il imaginait qu’elle avait vécu d’autres aventures cruelles, depuis son enfance et qu’une force mystérieuse, doublée d’endurcissement, lui avait permis de résister et de gagner son indépendance.

Après quelques heures de repos, elle voulut partir, malgré l’approche de la nuit. Monsieur de Payzac lui prodigua moult conseils, la munit d’une courte épée réservée aux combats rapprochés, d’une gourde d’eau et de quelques provisions. Il se risqua, en aparté, à lui suggérer de laisser Zack à l’école de Monsieur Longueville. Elle-même pourrait certainement être embauchée parmi son personnel domestique. Elle le considéra avec hauteur.

« Messire, je ne me résoudrai jamais à servir les autres, même cet excellent homme. Je n’ai nul besoin de vos recommandations. Puisque toute la tribu est décimée ou menée en esclavage, la charbonnerie est à reconstruire, en un autre endroit de la forêt. Si vous parvenez à délivrer certains prisonniers, renvoyez-les à Mont Morel. Les habitants nous aideront. Les charbonniers sont gens utiles.

– Gens utiles, courageux et travailleurs », approuva Monsieur de Payzac, sans paraître blessé par ce discours.

Elle refusa son aide pour préparer son cheval et sauta sur son dos d’un bond. Il resta à la regarder fuir au galop dans la lumière faiblissante. Reprenant ses esprits, il rassembla la troupe.

« Messieurs, préparez-vous à partir dès que possible. Nous allons tenter de surprendre les égorgeurs durant la nuit, ainsi qu’ils ont agi eux-mêmes. Revêtez vos cuirasses et vos casques, afin d’être prêts à combattre. Selon cette jeune femme, Sarah, ils se déplacent lentement et ne sont qu’à quelques lieues d’ici. Ils n’ont pas de chiens. Prince Azur, vous chevaucherez en tête et me préviendrez du moindre soupçon de danger. »

Amadis sembla sur le point d’émettre une objection mais un voile passa sur son visage et il resta muet. Azur, qui l’observait, se douta des reproches qu’il n’avait pas formulés. Le temps passait, les dragons étaient encore loin, mais leur chef allait les conduire vers des assassins, pour libérer une bande de pouilleux. Au risque de voir leur groupe être décimé. Il baissa les yeux et fit mine d’arranger sa cuirasse. Il était inquiet. Comment cette attaque se passerait-elle ? Faudrait-il à leur tour égorger les sentinelles postées sans nul doute autour du camp ? Les adolescents, pris au milieu de la bataille, risquaient le pire. Il serra la pierre bleue, qu’il avait cachée au fond de sa poche, au moment de revêtir sa cuirasse. Le calme l’envahit. Peu importaient ses doutes et ses craintes. Il suivrait Monsieur de Payzac jusqu’à la mort.

Au plus noir de la nuit, après une progression malaisée, leur chef consulta Azur, qui lui indiqua les signes de nervosité d’Alfred, tenu au bout d’une longe de cuir, et il arrêta la troupe aussitôt.

« Les ennemis sont proches. Nous ne pouvons risquer que leurs chevaux hennissent en sentant l’odeur des nôtres. Nous allons faire halte ici même. Il va nous falloir user de discrétion et de rapidité. Pour commencer, Azur, consentez-vous à partir de nouveau en éclaireur ? N’hésitez pas à user du cor en cas d’embûches. »

Azur hocha la tête. Monsieur de Payzac refusa que Clément, trop impulsif, ne l’accompagne.

« Notre plus grande chance est d’agir en silence, Clément Cuer ! Azur ira seul ! »

Ils attendirent longtemps, le cœur serré d’angoisse. Alfred gémissait faiblement, tenu d’une main ferme par Thomasson. Clément perçut enfin un bruissement dans les herbes, et Azur les rejoignit sain et sauf. Il leur fit signe de se taire, écouta s’il était suivi et les rassembla autour de lui. Il tendit son coutelas, noir de sang, à Monsieur de Payzac et s’éclaircit la gorge.

« J’ai mis longtemps à parvenir au but car je marchais à pas de loup. Ensuite, je rampai, car j’avais aperçu leurs feux. Les sentinelles sont réparties autour du camp, assez éloignées les unes des autres. J’en ai tué trois. Aucune n’a eu le temps de crier. Il en reste au moins trois autres. Je suis quasiment sûr de ne pas les avoir alertées.

– Parfait, Prince Azur. Je n’en attendais pas moins de vous. »

Il réfléchit longuement, avant de décider de leur plan d’action.

« Nous allons laisser ici les chevaux et Alfred, à la garde d’un soldat. Vous, Florimond, qui êtes calme et posé. Azur, vous irez repérer combien de sentinelles sont à leur poste et à quel endroit. Nous les attaquerons toutes en même temps. Une fois qu’elles seront maîtrisées, soit l’alerte aura été donnée, soit les autres dormiront encore, mais dans tous les cas, il faudra livrer bataille. Pas de quartier ! Tâchez de défendre les jeunes prisonniers. La lutte sera féroce. Ils sont certainement nombreux à avoir participé à cette razzia. »

Il restait quatre sentinelles. Monsieur de Payzac, Thomasson, Charles de Requiès et Clément se chargèrent de les tuer. Une seule eut le temps de crier, mais cela suffit à éveiller un dormeur, qui sortit en titubant de sa tente. La flèche d’Azur interrompit trop tard son cri d’alerte. Toute la troupe se rua, épée ou coutelas en mains, sur les hommes qui se précipitaient, à moitié nus, mais armés eux aussi.

Amadis, lui, ne participait pas au combat. Monsieur de Payzac l’avait chargé de rassembler, autant que faire se pouvait, les jeunes filles. Il avait déniché les adolescents, dormant en tas au milieu des animaux, jambes entravées et il y conduisit peu à peu leurs compagnes. Il dut plus d’une fois se défendre contre un égorgeur, reçut une estafilade sur la joue quand l’un d’eux fit sauter son casque et ne put empêcher que deux filles ne soient poignardées. Ayant coupé les liens des garçons, il leur donna l’ordre de s’éloigner dans la forêt, en restant groupés, puis rejoignit la troupe et se mit, empli de haine, à se battre comme un forcené.

Tous les égorgeurs furent tués. Un soldat du roi était mort, une demi-douzaine blessés, certains gravement. Thomasson, quelque peu versé dans l’art de soigner les blessures, Clément, le fils d’apothicaire et Azur, initié par l’ermite, s’efforcèrent d’étancher le sang et de panser les plaies. Les trois blessés les plus atteints furent ensuite installés sur une charrette, tapissée d’herbes et de feuilles. Un cheval y fut attelé.

L’aube blanchissait le ciel. Amadis s’en fut chercher les jeunes gens, lesquels, avant toute chose, défilèrent devant Monsieur de Payzac pour le remercier, lui baisant la main droite. Azur fut pris de pitié en découvrant leurs visages tuméfiés, ravagés de fatigue, de peur et de souffrance leurs vêtements déchirés et souillés. Monsieur de Payzac s’adressa calmement à eux :

« Mes enfants, vous avez subi une terrible épreuve…je pense en particulier aux jeunes filles. Tous, vous avez vu vos parents se faire massacrer. Mais n’oubliez pas que vous êtes jeunes, robustes et que vous venez d’échapper à un sort épouvantable. Vous êtes libres, de nouveau !

Il vous faut gagner le village de Mont Morel. ,Vous suivrez la charrette des blessés, que conduira Florimond, un de nos soldats. Sarah vous aidera. Les villageois aussi. Ne vous laissez pas aller au désespoir. Au retour de notre campagne, nous vous rendrons visite. »

Chacun emporta des vivres et des outres d’eau. Ils partirent lentement, les uns chevauchant, les autres entassés sur les chariots, avec les chèvres que les égorgeurs n’avaient pas mangées la veille. Quelques soldats creusèrent une fosse pour enterrer leur camarade et les deux jeunes filles. Monsieur de Payzac récita une courte prière.

Cette fois, Azur ne se demanda pas combien d’ennemis il avait tués. Il se sentait poisseux de sang et n’éprouvait plus rien qu’une immense fatigue. Aussi restait-il muet, même avec Clément. Il suivit machinalement les ordres de leur chef, nettoya sa cuirasse, ses armes et celles des égorgeurs et se décrassa, dans le ruisseau voisin. Les cadavres des égorgeurs furent entassés dans un coin, à la merci des animaux sauvages. Quelques chevaux n’avaient pas été emmenés par les jeunes charbonniers. Thomasson les examina, en choisit un qui lui parut spécialement robuste et libéra les autres.

Quand soldats et officiers se furent nettoyés et que les chevaux de bât eurent été chargés des cuirasses et armes conquises, ils s’en allèrent, cherchant un endroit moins sinistre pour manger. Azur avait remis la pierre contre sa poitrine. Elle restait inerte et froide. Elle lui avait évité les coups, l’avait guidé vers des ennemis cachés, des camarades en difficulté, lui avait assuré calme et sang-froid. Clément s’était montré plein de fougue et de rage. Amadis l’avait surpris par sa violence. Il ne l’avait jamais vu aussi déchaîné, même contre les bannis. Il se porta à la hauteur de Monsieur de Payzac, qui chevauchait cette fois en tête.

« Puis-je vous poser une question, Monsieur ?

– Faites, Prince Azur.

– Certains prisonniers vous connaissaient, n’est-ce pas ?

– Bien entendu. Je suis resté plusieurs jours dans leur camp, lors de la construction de la grange, il y a quelques années.

– Mais Sarah et son fils n’y étaient pas ?

– Non, ils n’avaient pas rejoint le groupe, à cette époque.

– Cette femme m’a impressionné. J’imagine qu’elle a connu une vie rude et dangereuse.

– Je le crois. Elle a une force d’âme stupéfiante. A peine échappée, elle songeait déjà à reformer la charbonnerie, avec les jeunes que nous sauverions. Elle y parviendra certainement. »

La forêt devint moins dense, les arbres moins hauts et bientôt, ils aperçurent au loin, de hautes montagnes neigeuses, qui dominaient des collines vertes. « Voilà le pays des dragons ! » souffla Clément.

Monsieur de Payzac leur fit signe de se rassembler autour de lui.

« Messieurs. Je ne reviendrai pas sur la terrible bataille que nous venons de livrer sinon pour vous dire ma fierté de diriger une troupe aussi solide et valeureuse. Je sais que vous êtes épuisés, affamés et encore sous le coup des horreurs que nous vîmes. Dans quelque temps, nous sortirons de cette forêt et parviendrons à une zone plus riante et ouverte, avec des prairies, des lacs et des rus. Je compte que nous y restions deux ou même trois jours. Bains, repos, pêche, chasse, cueillette de baies et d’herbes, vous attendent. Je pense que le soldat Florimond nous rejoindra sous peu. Nous allons tout de même manger quelques restes avant de gagner cet endroit. »

Le visage des soldats s’éclaira, mais ils n’eurent ni geste ni cri de plaisir anticipé, comme avant l’arrivée à Casteleon, ou à l’idée de rendre visite aux charbonniers.

« Est-ce la fin des égorgeurs, Azur ? demanda Clément un peu plus tard

– Que veux-tu dire ?

– Crois-tu que tous leurs guerriers étaient venus razzier, ou seulement une partie ?

-Je ne sais, Clément, et ne veux pas y penser. On ne pourra jamais éradiquer tout le mal !

– Tu t’attends à pire, encore ? »

Azur haussa les épaules, agacé par sa curiosité, qu’il trouvait puérile.

« Autre chose, Azur, toutes ces filles violées… Tu sais à quoi j’ai pensé ? Parmi elles, certaines vont devenir grosses… Comment supporteront-elles d’avoir des enfants de leurs bourreaux ?

-…… »


CHAPITRE 14

Ce fut un réel plaisir, pour leur chef, que de voir les soldats, une fois leurs tâches terminées, se dévêtir et se jeter à l’eau, y rester plongés jusqu’au cou, nager, éclabousser leurs camarades, tenter d’attraper des poissons à la main, se laisser ballotter par les courtes vagues. Ils ne criaient pas, mais riaient parfois. « La vie revient en eux », pensait-il, avec un mélange d’espoir et de compassion.

Azur avait d’abord contemplé le lac, son eau verte, ses vaguelettes poussées par la brise, les roseaux, en grand nombre, surtout dans de certaines anses. Il garda son caleçon et sa chemise de peau, dissimulant la pierre dans une poche qu’il y avait cousue. Il ne se joignit pas à la troupe, mais nagea loin de la rive et se renversa sur le dos pour se perdre dans le ciel. Il se sentit peu à peu en sécurité, heureux d’être seul. Même la compagnie de Clément et de Monsieur de Payzac lui pesait parfois. Etait-ce à cause de son secret ? Il réalisa que depuis les débuts de son apprentissage, il n’avait jamais eu un instant de solitude, sauf brièvement ou en sa qualité d’éclaireur. Le calme, la fraîcheur de l’eau, le silence, engourdissaient toutes ses peines.

Après le repas de poissons grillés et d’herbes tendres, tous se reposèrent, face au lac devenu immobile. Azur et son mentor parlaient à voix basse :

« Monsieur, je réfléchissais, en regardant ces montagnes, au loin. Les dragons y vivent, mais sur les contreforts, m’a-t-on dit, se trouvent quelques villages. Pourquoi rester si près du danger ?

– Celui qui vous informa, l’ermite, je suppose… vous expliqua peut-être que ces monts, en des temps lointains, infiniment lointains, sans aucun doute, étaient des volcans cracheurs de feu. Les éruptions anéantissaient toute vie, mais elles enrichirent énormément la terre. Si nous parvenons à leur pied, vous verrez quelle extraordinaire végétation y pousse. Plusieurs récoltes par an s’y succèdent. Voilà pourquoi certains s’entêtent à y vivre, malgré le danger.

– Est-il certain qu’ils se réveilleront un jour, Monsieur ? L’ermite en était persuadé.

– Azur, as…avez-vous vraiment besoin de mon avis, ayant eu celui d’un mage ? »

Le jeune homme rougit vivement.

« Qu’est-ce qui te trouble ainsi ? murmura Monsieur de Payzac à son oreille.

– Monsieur… ce qui me surprend le plus, je vous l’avoue, c’est que vous soyez informé des pouvoirs de l’ermite et que vous l’appeliez mage. Ce mot n’avait jamais franchi mes lèvres ni les siennes… Il est absolument interdit d’en prononcer même le mot, dans le royaume. Aussi suis-je aussi ému que stupéfait, Monsieur de Payzac, car cela me permet de croire, vraiment…

– À la confiance absolue que je te fais ? »

Le jeune homme hocha la tête.

« Ne parlons plus de cela, Prince. Pour en revenir aux paysans qui cultivent ces riches terrains, premièrement, le roi ne les fait pas chasser, profitant de la succulence de leurs productions, même s’il est long et onéreux de les transporter jusqu’au Palais.

– Je suppose que les transporteurs évitent le trajet que nous avons pris…

– En effet. Secondement, nos campagnes contre les dragons, qui n’attaquent d’ailleurs pas régulièrement les humains, contrairement à ce que certains prétendent, ont garanti de longues années paisibles. Cependant, il faudra sérieusement guerroyer contre eux sous peu, pour les refouler. Vous comprenez que notre troupe est envoyée par le roi…

– Poussé par Théodore.

– Envoyée par le roi, dis-je, pour que les jeunes soldats expérimentent le combat contre quelques dragons et exercent leur courage et leur habileté. Une telle expédition eut lieu, sous ma conduite, il y a trois années, comme vous l’avez ouï dire.

– Avec succès, prétend mon frère.

– J’y ai perdu le quart de mes soldats et ne puis me réjouir, d’avoir, à ce prix, tué trois dragons.

– La malveillance de Théodore ne date pas d’hier, ce me semble ! Mais comment éviter que pareille hécatombe ne se produise, cette fois, Monsieur ? »

Son mentor le regarda sans répondre. La plupart de leurs compagnons somnolaient, bienheureusement couchés sur l’herbe, au soleil. Soudainement, un friselis agita les roseaux, alors qu’aucune brise ne soufflait par ailleurs. Ils distinguèrent une minuscule forme, recourbée ainsi qu’une proue de barque et entendirent une très légère mélodie. Azur fit signe de ne bouger ni ne parler, mais seuls Monsieur de Payzac, Amadis, Clément et quelques soldats étaient encore conscients.

La barquette avançait très lentement, avec fluidité, dans leur direction. L’humain le plus petit et le plus fluet qu’Azur eût jamais vu la dirigeait d’une main, tout en soufflant dans une flûte à plusieurs tuyaux. Se retournant vers ses compagnons, Azur vit que tous étaient profondément endormis. Alfred et les chevaux semblaient inertes. Il sut aussitôt que la musique émise par le petit homme en était responsable. La pierre restait froide. Il ne s’inquiéta donc pas le moins du monde. Seule la curiosité agitait son esprit. Il s’accroupit au bord de la rive et attendit que l’être se rapprochât. Son visage était rond et très pâle, ses yeux énormes, ses cheveux presque incolores. Il le salua de la tête et parla dans une langue incompréhensible, mais Azur eut aussitôt l’impulsion de saisir la pierre bleue et de la diriger vers lui. Il comprit alors tout son discours, comme si un truchement le traduisait dans son cerveau.

« Bienvenu au pays des eaux, noble humain, disait-il. Ici vit mon peuple, paisiblement, sans rien déranger de la nature que la prise de quelques poissons et coquillages, sans nulle construction, mis à part des paniers de roseaux tressés et quelques barques. Nous voyons parfois cheminer d’étranges êtres, d’une taille gigantesque, comme vous, parfois revêtus de vêtements de métal luisant, montés sur des animaux monstrueux, et nous nous gardons d’attirer leur attention. Ils ont des armes et dégagent souvent une horrible odeur de sang… de bêtes ou d’humains tués… Si l’un d’eux nous aperçoit et s’arrête, devenant dangereux, un petit coup de ma flûte les endort et ils n’ont plus souvenance de rien à leur éveil. »

Il reprit son souffle, après cette longue tirade, et Azur en profita pour demander :

« Et pourquoi, alors, timides et méfiants comme vous êtes à juste raison, vous être révélé à moi ?

– Messire, vous êtes différent. Vous portez la pierre de l’ermite. Nous pouvons nous fier à vous. Rien de vil ni de cruel ne vous possédera jamais. »

Azur resta bouche bée, le cœur battant. Ainsi, l’ermite était passé ici. Allait-il chez les dragons ? Il se risqua à le demander.

« Tout ce que nous savons des dragons, c’est l’ermite qui nous l’enseigna. Tout ce qu’il connaissait des plantes aquatiques, de la boue et de ses bienfaits, des poissons et des oiseaux, il l’apprit de nous.

– Il me montra comment soigner les blessures à l’aide d’argile, à guérir les fièvres avec des herbes. Nous en avons usé sur les plaies de nos soldats, dès notre arrivée au lac. Cependant, certaines sont encore à vif et ils souffrent en chevauchant. »

Le petit homme fourragea dans son informe habit verdâtre et lui tendit un récipient, creusé dans une pierre, avec un bouchon de paille pressée.

« Messire, conservez précieusement ce concentré de plantes guérisseuses. Il y en a peu, mais quelques gouttes suffisent pour alléger la souffrance et guérir les plaies superficielles. »

Ayant dit, il salua Azur aimablement et s’en retourna dans les roseaux. Quelques minutes plus tard, tous s’éveillèrent. Monsieur de Payzac considéra Azur avec curiosité, car il était le seul à n’avoir point la mine ensommeillée.

« Que s’est-il passé ici ? Jamais il n’advient que tous les soldats s’endorment ensemble, subitement. Encore moins les officiers habitués à être vigilants presque en permanence. Je me compte parmi eux. Il y a là-dessous un mystère.

– Sans doute est-ce le contrecoup de toutes nos épreuves, répondit Clément, car il sentait que son ami répugnait à parler. Ici, nous avons pu nous détendre, nos corps se sont délassés, notre esprit a repoussé les images du massacre et des combats, et nous avons enfin pu dormir sans crainte.

– Clément Cuer, merci pour cette analyse judicieuse. »

Il cligna imperceptiblement de l’œil à l’attention d’Azur, lequel resta de marbre, mais plus tard, tandis que tous les autres pêchaient ou s’amusaient dans l’eau à leur guise, il lui conta son aventure, et lui montra le petit pot remis par l’homme des eaux. Il ne pouvait se résoudre à lui dissimuler autre chose que la gemme bleue. S’il trouva son histoire bancale, Monsieur de Payzac n’en montra rien.

Les trois journées de repos passèrent agréablement. À son retour, Florimond les rassura. Les adolescents se remettaient aussi bien qu’on pouvait l’espérer. Sarah « s’occupait de tout ». Mis à part se baigner brièvement et nettoyer ses effets, Thomasson avait passé son temps à cueillir des baies, des herbes et des racines comestibles, sécher des poissons au feu de bois et cuire le gibier qu’Azur et Clément chassaient avec Alfred. Il continua son ouvrage, aidé par des soldats qui se sentaient désœuvrés, au bout de ces quelques journées de repos. Si bien que, lorsque Monsieur de Payzac décida de leur départ, le lendemain à l’aube, tous ou presque furent soulagés.

L’activité intense de Thomasson s’expliqua bientôt. Ils allaient progressivement laisser cette zone aquatique pour une steppe où ne vivaient que quelques serpents, insectes et rongeurs ; puis commencerait le désert. Toutes les outres furent emplies à une source. Des gerbes, taillées dans les hautes herbes qui poussaient près des lacs, furent ficelées sur les chevaux de bât, ainsi que du bois mort. Depuis le charroi de l’ours, ils n’avaient jamais été aussi chargés et la troupe avançait lentement. Lors d’une pause, Azur et les autres officiers questionnèrent leur chef à propos de ce mystérieux endroit. Azur se souvenait de quelques allusions faites par l’ermite. A l’époque, il ne se souciait guère d’un endroit sec, désert, sans gibier aucun, et il ne parvenait même pas imaginer un tel pays.

« Messieurs, ce n’est pas que ce désert soit fort grand, nous pourrions le traverser en quelques jours, mais les conditions de vie y sont tellement pénibles, la plupart du temps, que je n’ai jamais mis moins d’une quinzaine pour y parvenir. Tout d’abord, les chevaux peinent à marcher continuellement dans le sable. Chaleur et poussière sont accablantes. Nous ne pouvons nous déplacer que le matin, en partant très tôt, et à la fin de la journée. Puis, des tempêtes de sable nous obligent à nous blottir sous des bâches. Nous émergeons de là tout poudreux, les yeux et les poumons irrités, ayant de surcroît perdu toute notion des lieux. Cela dure parfois peu d’heures. Espérons que nous aurons de la chance.

– Et la première fois que vous traversâtes ce désert, Monsieur, demanda Clément, vous doutiez-vous de tous ces périls ?

– Quelques voyageurs précédents, dont Thomasson, m’avaient alerté. J’avais prévu ample provision d’eau… mais pas assez de fourrage pour nos chevaux. Deux ont péri. Les hommes sont parvenus au bout de cet enfer épuisés. Heureusement, les villageois qui vivent au pied des monts étaient fort soulagés de notre venue, et, vivant dans l’abondance, ils nous ont recueillis et remis sur pied rapidement. A chacune de nos expéditions, ils ont agi aussi généreusement.

– Et ensuite, Monsieur de Payzac ? Commencerons-nous à grimper vers le pays des dragons ?

– Qui sait, jeune prince ? Peut-être auront-ils vent de notre approche et nous attaqueront-ils eux-mêmes rapidement ?

– C’est donc dans un de ces villages que nous laisserons Alfred… »

Le désert leur réserva une surprise que nul n’aurait pu prévoir, car elle ne survenait que peu de fois en un siècle. Après les vents de sable, les errances, la chaleur, le ciel, un soir, se chargea de nuées grisâtres et au plus noir de la nuit, tonnerre, éclairs et pluie assaillirent la troupe. Ni arbres ni falaises ne pouvaient les abriter et ils furent bientôt trempés, malgré leurs houppelandes. Les chevaux, conduits par Thomasson, les entouraient, faisant quelque peu rempart de leurs corps contre les intempéries. Maximus gardait la tête baissée, mais parfois, il la levait et envoyait son souffle chaud dans le cou de son maître, comme pour le réconforter et Azur riait malgré lui. Alfred était couché à ses pieds. « Soyons stoïques comme ces braves bêtes ! » rétorquait Azur lorsque Clément se plaignait trop bruyamment.

Enfin, la pluie cessa. Thomasson put faire un feu, auprès duquel tous se rassemblèrent. Après avoir mangé quelques restes, ils attendirent en somnolant le lever du jour. Ils reprirent alors leur avancée, tout endoloris. Monsieur de Payzac, Azur et Clément chevauchaient en tête, plissant les yeux dans la lumière éclatante. Clément, à l’œil aussi acéré que son oreille était fine, vit le premier des taches de couleur dans le lointain, sur des dunes de sable. « Des fleurs ! des milliers de fleurs ! », cria-t-il, en dépassant ses compagnons et en poussant son cheval.

« Votre ami a toujours des sentiments exacerbés ! », dit Monsieur de Payzac.

– Mais il est si spontané et sincère…

– Pour cette fois, je comprends son enthousiasme. Regardez cette splendeur ! D’où a pu germer une telle profusion ? »

Tous regardaient, bouche bée, les nappes violettes, bleues ou jaune vif. Monsieur de Payzac appela Thomasson :

« Vous qui avez débuté les campagnes bien avant moi, soldat, avez-vous déjà vu pareille éclosion ?

– Jamais, Monsieur de Payzac !Un vieil homme du village de Griffon, tout près des montagnes, m’assura un jour qu’une fois ou deux par siècle, le désert se couvrait de fleurs après des pluies, mais je ne le crus pas. Avec la sécheresse et l’aridité de ces contrées, dont j’appréhende à chaque fois la traversée, c’était, ma foi, impossible.

– Eh bien cela est, pourtant ! »

Les soldats et sous-officiers s’étaient rangés en demi-cercle et observaient avec une surprise émerveillée les nappes de fleurs, tandis que le regard de leur chef passait de l’un à l’autre, ému par leur expression de ravissement. Ce fut une des occasions, très rares, où il regretta son métier de tueur, d’enseignant de la violence, et souhaita se retirer pour cultiver ses terres en paix. Mais son domaine était pour l’heure entretenu par des métayers et lui-même conduisait ses très jeunes soldats à la chasse aux dragons. Il se permit un soupir.

Azur, la nuit suivante, eut à nouveau un cauchemar. Cette fois, sa vision ne concernait pas la lutte contre les dragons, en pleine montagne, mais le palais de son père.


19 mai 2020. A suivre…
Illustration : Dragon – Domaine public

Retrouvez ici les autres épisodes :
Chapitres 1 & 2
Chapitres 3 & 4

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