Marseillais un jour, marseillais toujours

3-roisD’abord, Marseille, on n’y revient pas. Soit on la rejette comme un corps étranger, avec toute la force de ses petits globules et synapses, soit on la reçoit dès le premier jour, et elle fait partie de nous définitivement.

Oui, on peut s’éloigner, escalader la colline, fuir en voiture, prendre le train, le bateau, mais cela n’y changera rien. Que l’on y ait vécu une heure ou bien cents ans, on n’est même pas vraiment maître de ce que l’on emportera de Marseille avec soi, et ce jusqu’à son lit de mort. La géographie intime correspondant à cette ville est toujours singulière, chacun y voit le Midi à sa porte. Pour certains c’est l’odeur qui prime, l’eau trouble de la mer croupie dans les rochers, les âcres poubelles pendant les longues grèves, ou les bouffées brûlantes à l’orée du Four des navettes. Pour d’autres, les visages, les étoffes, les accents, le cri des gabians en pleine nuit ou la rumeur du stade, le bruit des trombes d’eau dans les gouttières mal jointoyées lors des orages de printemps.

Moi, je suis sensible aux noms de lieux.

La toponymie me plonge dans des délices fictionnels, et j’aime infiniment Marseille pour ses rues et lieux-dits gorgés d’histoires. Essayez, c’est imparable. Je vous donne une liste, de A à Z, vous lisez à votre rythme et au bout de deux lignes vous êtes dans un monde enchanteur, où que vous soyez physiquement. Le meilleur, c’est que vous n’avez même pas besoin qu’on vous les raconte, ces histoires, les noms suffisent.

Chemin de l’Américaine, boulevard des Baigneurs, impasse des Beaux Yeux, rue des Belles Écuelles, impasse Berlingot, boulevard Bonne Brise, impasse Bonne Grâce, rue des Bons Amis, rue des Bons Voisins, impasse des Bouteillettes, avenue des Boutons d’Or, place du Brie, allée du Cagnard, passage de la Carmagnole, traverse Casse-Cou, boulevard Chante-Cigale, impasse du Chaudron, avenue des Coccinelles, rond-point des Colibris, rue de la Coquette, allée des Cosmonautes, square du Cosmos, impasse des Délices, rue de la Descente de l’Église, boulevard des Deux Canards, traverse Diogène, route d’Enco de Botte, place d’En Haut, rue Entre Deux Murs, avenue de l’Étoile Polaire, rue des Farandoleurs, impasse de la Gaîté, impasse de la Galinette, allée des Gazelles, impasse du Grand Chapiteau, rue de la Grande Ourse, promenade du Grand Large, rue Gratteloup, rue de la Guirlande, traverse de l’Harmonie, rue des Hauts Bois, rue des Héros, allée des Horizons Clairs, rue du Jet d’Eau, rue de la Jeunesse, place des Joyeux, avenue du Lapin Blanc, traverse du Lion, rue du Loir, rue du Loisir, traverse Ma Mye, rue de Mars, chemin du Mauvais Pas, traverse du Mazout, traverse des Mèches, avenue du Merlan à la Rose, avenue Miss Columbia, allée de la Montagnette, chemin du Murmure des Eaux, rue des Musardises, rue des Nébuleuses, chemin de l’Ourdisseuse, boulevard  du Pain de Sucre, traverse du Pas du Faon, chemin de Passe-temps, place du Petit Blanc, traverse du Petit Bon Dieu, chemin de la Petite Malette, rue de la Petite Ourse, boulevard de la Petite Pente, impasse de la Petite Suisse, allée du Plein Midi, rue du Poids de la Farine, avenue du Point d’Interrogation, impasse du Point de Vue, rue des Pommes d’Amour, rue du Printemps, escalier du Prophète, place des Propriétaires, traverse du Puits de Lierre, route des Quatre Saisons aux Camoins, hameau des Quatre Vents, impasse Quo Vadis, traverse de la Reconnaissance, impasse du Rêve, impasse de la Roche Verte, traverse du Roi de Pique, rue des Romanesques, boulevard de Roux Prolongé, impasse du Ruisseau du Figuier, avenue du Saule Pleureur, rue des Scaphandriers, boulevard de la Solitude, impasse des Solitaires, boulevard du Sourcier, chemin du Souvenir, rue du Tapis Vert, impasse du Terminus, escalier de la Tête Noire, allée du Thym, traverse des Transhumants, rue des Treize Escaliers, impasse des Trois Maisons, route des Trois Lucs à la Valentine, rue des Trois Rois, rue des Trois Sœurs, rue Trompette, rue Va à la Calanque, traverse Va à la mer, boulevard des Vagues, place de Vénus, allée du Ver Luisant, allée des Vernis du Japon, place Du Vieux Platane, traverse de la Fausse Monnaie, traverse des Voyageurs, traverse des Zéphyrs…

Alors, alors ?

Voilà, pour moi ce sont ces noms qui expriment Marseille dans toute sa générosité, pas une banale phrase avec des mots comme ombre et  lumière, sans nuances entre les contrastes, pas un parfum de meurtre ou de scandale, pas une image kitsch en bleu et blanc. Ils entonnent le chant d’une vieille ville qui a hébergé maintes et maintes générations, qui s’est battue pour exister, qui se battra encore, puissante et pauvre, vaste et dérisoire, belle, poussive, foutraque et hermétique. Ils chantent, et c’est un air que l’on n’oublie pas, celui des marseillais.

Garaelle, 2002 ou 3 ou 4 ou 5, je ne sais plus.
La photo est de moi, également dans ces années-là.

Texte écrit en réponse à un concours de nouvelles dont le thème était « Revenir à Marseille ».