« On est lààààààà ! » : récits, citations et récitations

Le célèbre « pire que le bruit des bottes celui des pantoufles » inaugure ce que ce militant rencontré hier soir avait à dire. Mais la phrase dont il semble le plus fier est celle-ci, il l’a écrite sur son buste, sur le côté gauche de son gilet jaune : « D’une passivité inerte rien de vrai et de puissant ne peut résulter ».

Cette phrase, m’apprend-il, est celle Sri Aurobindo, yogi et leader indépendantiste indien. Ce militant – dont j’ignore le nom – me parle avec sérieux et enthousiasme de tout ce que ce personnage lui inspire : libération « même quand on est dans une cellule avec des barreaux », force du mental, méditation voire illumination, lutte, dépassement des outils intellectuels, cœur. Je lui dis que quand même, les outils intellectuels aident aussi pas mal à l’émancipation ; oui « mais ils divisent car avec les mots, on ne se comprend pas toujours », répond-il. Alors il me parle à nouveau du cœur – qu’il juge commun à nous tous – et des prisons intérieures qui achèvent de nous emprisonner.

Ce soir-là, je ne suis pas complètement d’accord avec tout ce que ce  militant m’explique, mais j’ai écouté plus qu’échangé et opposé des idées : d’abord parce que je ne connais rien à Sri Aurobindo et que le yoga autant que la lutte m’intéressent (enfin, la lutte peut-être un peu plus, mais le yoga, oui, si quand même…), ensuite parce que mes grilles de lectures habituelles sur la résistance ou l’oppression ne me semblent pas être de mise. Je veux juste me laisser entrainer dans sa source d’inspiration à lui, avec curiosité et joie. Je me laisse remplir les oreilles de cette histoire qui se met à flotter au vent, entre le drapeau jaune fluo représentant un énorme doigt d’honneur (un bon gros « fuck » sincère et direct comme je les aime) et le portrait du commandant Massoud qui couvre le dos du gilet. Le tout est complété par la phrase « Je ne suis pas un moraliste impuissant ni un pacifiste débile », enveloppant son buste comme une ceinture de munitions verbales.

En ces temps difficiles, l’abattement surgit à tout moment de derrière les rideaux ou du fond de la théière de mon chez-moi confiné ; alors j’écoute l’histoire de Sri Aurobindo comme un bonbon au miel réconfortant : j’accueille la narration de son expérience spirituelle depuis sa cellule de prison comme un récit – peu importe qu’il soit mythologique ou non. Un récit qui a pour vertu de créer du réel, pour peu que l’on s’en empare. De Certeau écrivait que la société est une « société récitée, en un triple sens : elle est définie à la fois par des récits (les fables de nos publicités et de nos informations), par leurs citations et par leur interminable récitation »∗.

Égoïstement, j’ai aimé me laisser surprendre par ce récit réconfortant et inattendu, arrivé comme une séance de méditation solaire au milieu de la foule urbaine et nocturne. J’ai aimé me laisser offrir matière à penser. Et enfin, j’ai aimé que tous les récits, citations et récitations de ce militant contrecarrent nombre de contre-vérités sur les Gilets jaunes : des soi-disant idiots culturels qui ne savent même pas écrire correctement, tantôt représentants d’un peuple soumis et impotent, tantôt électrons libres formant une foule irrationnellement hargneuse (ceux qui méprisent le peuple s’accommodent de tout et son contraire à son sujet). Avec ses multiples citations, ce monsieur rencontré hier soir témoignait de la surprise, de la créativité et de l’intelligence collective de ce mouvement. Alors, fêtant leur 2e anniversaire, je me suis dit que les Gilets jaunes avaient d’une certaine façon gagné, parce qu’ils et elles avaient gagné nos imaginaires : les récits qu’ils et elles ont produit sont désormais dans un déjà-là qu’aucune manipulation informatique ou institutionnelle ne pourra effacer.

Flora, 18 novembre 2020.

 

∗ Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Gallimard, 1990 (première édition 1980), p. 270-271

1 Commentaire

Ajoutez les vôtres

Les commentaires sont clos.