Patrocle et Achille. Sur la mer entre les terres.

crédit photo SOS Méd 2017Combien sommes-nous  aujourd’hui  à sentir  qu’une transformation est à l’œuvre, rhizome étendant  son empire sous la surface de nos vies,  processus dont personne ne pourra nier l’existence lorsque ses effets commenceront à apparaitre au grand jour, ni  contester l’effet  indélébile qui sera dores et déjà imprimé au cœur de chacun….. Il est encore  impossible de décrire  ses contours, ses formes, ce qu’elle tend à modifier de nos foies, de nos cœurs, de nos âmes, de nos destinées…

Ces filaments de  pensées, ces ébauches de réflexion  logique élaborées à partir de sensations diffuses se frayaient  un chemin dans son esprit  par éclairs soudains apportant des micro-pièces nouvelles  au puzzle qui manquait encore totalement de cohérence, de bords, de cadres, de motif, mais  tendait à devenir pensée plus ou moins cohérente, quand  se produisit, le choc, terrible, fatal.

Patrocle aurait aimé ne pas mourir, ne pas perdre la vie, ni la bataille. Il avait même fini par s’avouer, malgré son goût immodéré du combat, de la peur, de son odeur, de celles du sang et des sueurs mêlées, malgré cette attirance qui le tenaillait depuis son enfance, aussi loin qu’il s’en souvienne, pour la confrontation, l’affrontement, malgré tout ce qu’il sentait lui être intrinsèquement lié, cette adrénaline qui lui était drogue indispensable, il avait fini par comprendre – ça lui était venu progressivement et en même temps quand il avait réussi à le formuler, il en avait été surpris- que,  s’il avait pu,  si l’idée de choix  avait eu le temps de se présenter à lui, il n’aurait pas écouté Achille, il ne l’aurait pas suivi, n’aurait pas embarqué sur cet immonde bateau pneumatique, à peine assez gonflé, équipé d’un moteur poussif où, sous la menace d’armes automatiques, on les avait forcés à s’entasser à plus de cent, cent-vingt-deux avait-il compté plus tard, avec tout juste cinq bidons de cinq litres d’eau, quelques rations de survie récupérées de stocks abandonnés il y a bien longtemps par l’armée d’occupation.
On les avait bien sur dépouillés de tout objet semblant avoir une valeur….
Le sel avait piqué leurs yeux, démangé leur peau, les vagues avaient submergé l’embarcation, il leur fallait écoper sans cesse…
Quand ils voyaient un paquebot ou un porte-conteneurs, ils ne savaient s’ils devaient  essayer de faire en sorte qu’on les repère, ou, au contraire, s’arranger  pour que, surtout, on ne les voie pas.
Des discussions vives éclataient dans un étrange langage où surnageaient des mots anglais déformés, des mots français déformés –  la langue dont le plus grand nombre avait des notions plus ou moins poussées- des mots des nombreux idiomes natals de ces hommes malmenés, mais, comme le moindre déplacement était impossible non seulement à cause de la promiscuité mais à cause de l’instabilité sur l’eau, elles se limitaient à des échanges d’invectives sur l’intérêt de l’une ou l’autre stratégie ; on reconnaissait l’expression eaux territoriales, mais sans instrument adéquat, comment se situer précisément, le plus souvent même les téléphones les plus perfectionnés ne captaient rien. Il faut dire que beaucoup restaient recroquevillés, silencieux, marmonnant quelque adresse à une divinité qui leur paraissait avoir encore quelque pouvoir.
Les morts avaient commencé, un accord se faisait alors dans ce groupe de hasard, hétéroclite, pour une prière, même si chacun marmonnait celle qu’il connaissait, invoquant qui Allah, qui Jésus, qui des esprits de la forêt, de la lagune, de la mer. Cela formait un mélange de voix recueillies, presque à l’unisson. Puis ils faisaient basculer le corps par-dessus bord. Pendant quelques instants, les yeux  d’une partie d’entre eux restaient braqués sur cette forme qui ne tardait pas à disparaitre. D’autres visages étaient obstinément tournés à l’opposé ; suivait alors un silence entier pendant plusieurs minutes.
J’étais happée par ce récit, mes yeux parcouraient à une vitesse folle les mots ; dans mon esprit naissaient et se bousculaient des images en saccades, parfois les personnages que les pages faisaient naitre dans mon imagination prenaient une étrange vie, je croyais sentir leur présence, entendre avec eux les vagues frapper les boudins de l’embarcation…
Je savais parfaitement que ce récit était bâti sur les témoignages d’une réalité tour à tour sordide, miraculeuse, sinistre, gaie même, celle du destin humain…Je dus me lever un moment, je vérifiai que j’étais seule dans l’appartement, les chats dormaient sur le lit. Quand, n’ayant pas lâché les feuilles, je m’installai à nouveau sur le canapé, dans le creux laissé quelques instants auparavant, le récit reprit son emprise sur moi, la présence de ses êtres fuyant la violence de leur sol natal s’affirma de nouveau.
Patrocle et Achille s’étaient assis à côté l’un de l’autre,  l’un contre l’autre, partageant le mauvais manteau jeté sur leurs épaules,  les souvenirs surtout,  pour juguler le temps, la peur,  essayer au moins … Se soutenant de la pensée que peut-être la guerre de Troie n’aurait pas lieu, que l’Italie, Lampedusa plus exactement n’était pas si loin, plus si loin, que là-bas, en Europe, l’armée de leurs frères les attendait pour faire encore et toujours, chacun avec ses moyens, ses stratégies souvent cachées aux compagnons, la guerre à la misère… trouver, trouver quoi ? Ils n’étaient pas assez naïfs  pour croire que l’Europe, la  France, l’Angleterre, l’Italie – peu importe, malgré leurs différences, tous ces pays se valent- aucun ne serait pour eux un eldorado où ils seraient accueillis à bras ouverts, trouveraient une vie routinière, sereine.
Sans y parvenir, ils s’efforçaient de ne pas y penser ; qui était capable de dire s’il serait en vie le soir même, sur cette embarcation qui se dégonflait visiblement ; le moteur tournait encore mais l’impression de la plupart étaient que le bateau lui-même tournait en rond, balloté, secoué, happé par des vagues qui le faisaient retomber lourdement dans des creux qui semblaient être une porte de l’enfer.
Le froid, la peur, la fatigue, les heures s’abattant sur chacun, les  faisaient ressembler à ces corps figés, desséchés, ces momies que l’on retrouve parfois dans des grottes ; ils semblaient avoir été paralysés par surprise, par l’aile du temps passant en un éclair sur leurs corps, figeant le mouvement en cours, l’expression du visage, comme une hébétude surgie du néant. Sur l’embarcation, seuls les yeux continuaient à être mobiles, on aurait pu penser qu’un sort avait été jeté sur ces êtres, les figeant pour un temps indéfini, quelques secondes ou l’éternité, vies stoppées net, ne laissant de la vie que dans le regard.

Recueilli par le bateau de SOS Méditerranée, réchauffé, au sec, nourri, Achille se mit à sangloter, à pleurer, sans pourvoir s’arrêter, ses lèvres ses mains tout son corps agités de tremblements convulsifs qui l’empêchaient de parler, de dire son nom, sa nationalité, sa provenance. Il mit longtemps à reconstituer ce qui s’était passé ; il eut besoin de reprendre leur histoire depuis le début, leurs mères accouchant à quelques jours d’intervalle, les cours de leur famille situées à quelques concessions l’une de l’autre ; dés qu’ils surent marcher, on les vit, tour à tour aller l’un chez l’autre, ils faisaient partie du même groupe d’âge, participant activement à l’organisation de ses activités, apprenant à maitriser leur corps, à se défendre –quand ils s’entrainaient ensemble, aucun d’eux ne ménageait son énergie pour tenter de vaincre son ami, de le surpasser en force et habileté.
Ils avaient commencé à participer à des tournois, fiers de représenter leur village ; l’un devenait alors pour l’autre le meilleur soutien, le meilleur conseiller, la meilleure référence concernant les règles ancestrales de cette lutte traditionnelle.
A l’école des religieuses, ils avaient appris à lire, avaient été pris par le virus, avaient  dévoré les livres de la bibliothèque ; lorsque l’un d’eux était happé par une lecture, il en faisait part aussitôt à l’autre ; jamais ils ne s’étaient disputé un livre, sauf quand l’un d’eux, transporté par la lecture de l’Iliade, avait attisé immédiatement chez l’autre le désir de  découvrir immédiatement ce récit. Ce fut la première fois qu’on les vit lire ensemble le même livre, s’identifiant dés la première seconde aux deux héros d’Homère ; ils devinrent intarissables  sur les péripéties de la guerre de Troie.
Très vite le village, prompt à donner des surnoms, ne les désigna plus que comme Achille et Patrocle. Les filles pouffaient sur leur passage : tu as vu ton talon, attention, Achille !! Hé Patrocle attention  à Hector ! Où allez-vous les héros, Troie est dans l’autre direction !!
Ils n’étaient pas les premiers à partir tenter la traversée vers l’Europe pour améliorer la vie de leur famille grâce à l’argent qu’ils pourraient gagner, cherchant à rejoindre des compatriotes ayant trouvé des petits boulots en France.
La question ne se posa évidemment pas : ils partirent ensemble.

Quand leur embarcation avait été heurtée violemment, Achille, à moitié engourdi, avait été plongé dans l’eau sombre ; quand il refit surface, il s’agrippa à une planche, regarda autour de lui, appela Patrocle…autour de lui des cadavres flottaient, en agitant les bras il se déplaça un peu vers celui qu’il croyait reconnaitre… Patrocle était mort, il avait une énorme plaie béante sanguinolente… Achille perdit connaissance sans lâcher le morceau de bois qui l’aidait à flotter. Il avait vaguement senti qu’on le hissait sur une embarcation.