Place F-145

Imagine le monde de demain. Tu pourrais toi ? Moi je sais pas. Je crois que non. J’ai déjà du mal avec le monde d’aujourd’hui. Alors celui de demain…. Et puis demain, c’est juste une idée. C’est comme lundi, mardi, mercredi. Ça existe pas tout ça. C’est juste des repères d’organisation sociale. Une idée. Comme un lundi. Si demain est un lundi, ce sera pareil que si c’est un samedi. Ou un dimanche. C’est rien d’autre qu’un jour de plus. La seule chose qui existe, c’est le soleil qui se lève, et le soleil qui se couche. Une étape, c’est le matin, l’autre étape, c’est le soir. Enfin, en tout cas, c’est les mots qu’on leur donne. Mais lundi, mardi, mercredi, dimanche, on n’en sait rien. C’est juste un postulat, une hypothèse.

 

Puis on vient de passer des semaines, huit ou neuf, ou neuf semaines et demie, je sais plus trop, des semaines entières où tous les jours étaient les mêmes. Le lundi était le dimanche, le hier était le demain, l’aujourd’hui était l’avant-hier, et c’était tout pareil. Alors tu vois, demain, je sais plus trop ce que ça peut vouloir dire. Le monde de demain. Je l’écris aujourd’hui. Comparé à hier, c’est demain, mais comparé à demain, c’est hier. Dans le monde de demain, j’irai hier, dès aujourd’hui. Dans le monde de demain. On voit des autoroutes, des hangars, des marchés, de grandes enseignes rouges, et des parkings bondés. On voit des paysages qui ne ressemblent à rien. Qui se ressemblent tous, et qui n’ont pas de fin. Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté. Le monde était si beau. Et nous l’avons gâché. J’emprunte à Dominique A. Je vis à crédit. Comme tout le monde. Je vis à découvert. Je paye des agios. Je paye cher parce que j’ai pas d’argent. Ceux qui en payent le plus, c’est ceux qui en ont le moins. Ça, c’est comme ça. La loi du marché. Ceux qui en ont le moins, c’est aussi ceux qui en donnent le plus. Une autre loi. La solidarité. J’avais deux paquets de pâtes, j’en ai porté un au voisin qui en avait zéro. Le chef, en haut, sur la terrasse, il en avait 2000 des paquets de pâtes. Il les a tous gardés. Il a dit qu’il nous donnerait un pack de concentré de tomates. C’est ce qu’il a fait. Un pack de concentré de tomates, pour tout l’immeuble. On l’a partagé. On a mangé des pâtes, sauce rosée. C’est un peu ça le monde d’hier, celui d’aujourd’hui, celui de demain. Un pack de concentré de tomates réparti à la cuillère, une cuillerée par appartement, on est quatre apparts par étages, y a neuf étages, sauf le chef, au dixième, il est tout seul, avec la terrasse.

Le monde de demain. Je le vivrai à découvert, comme celui d’hier et celui d’aujourd’hui. Le 15 du mois, au plus tard, je suis dans le rouge, qu’on soit lundi, mardi, mercredi ou dimanche. Toujours dans le rouge. Pas de sauce rosée, même pas de pâtes. Alors je paye des agios, la banque me laisse dépenser l’argent que j’ai pas, ensuite je dois lui rendre l’argent que j’ai toujours pas. C’est une boucle. La loi du marché. La loi du supermarché. Le monde de demain. De grandes enseignes rouges et des parkings bondés. Je me gare. Là. F-145. Faut que je retienne le numéro de la place, sinon après je retrouverai pas la bagnole. Je prends le caddie, tu sais, la carriole, pour mettre les courses dedans. Les paquets de pâtes et les packs de concentré de tomates. J’arrive, comme un prince, les portes s’ouvrent devant moi, c’est la classe. Des grandes portes vitrées, qui s’écartent pour me laisser entrer. Je me sens important. Les portes s’ouvrent devant moi. L’avenir m’attend. L’avenir m’appartient. C’est le monde de demain. Celui d’hier. Celui d’aujourd’hui. J’entre. C’est une galerie. C’est immense. A droite, à gauche, des chaussures, des vêtements, des sous-vêtements, du parfum, des téléphones, des tablettes, du maquillage, ça sent le croissant ici, et là le tournedos, c’est beau. C’est une galerie. Je continue. C’est le monde de demain. D’hier. D’aujourd’hui.

Des petits portillons en métal s’ouvrent devant moi. Ils s’ouvrent tout seuls eux aussi. Je me sens important. Je passe avec le caddie, tu sais, la carriole, pour mettre les courses dedans. J’avance. Je pousse le caddie, tu sais, la carriole, pour mettre les courses dedans. C’est comme dans la galerie. A droite, à gauche, des chaussures, des vêtements, des sous-vêtements, du parfum, des téléphones, des tablettes, du maquillage, des paquets de pâtes, des packs de concentré de tomates, c’est beau. J’ai la carte du magasin. Pour pas me paumer. Je vais de là à là. C’est le monde de demain. On peut aller où on veut, de là à là. Ça c’est un peu différent du monde d’hier. Tout le monde a un truc sur la bouche, un bâillon, je crois. Y en a qui disent que c’est un masque. Un masque, je sais bien que c’est pas comme ça. Un masque c’est celui de Blanche-Neige, par exemple, pour le carnaval. Ça c’est pas un masque. C’est un morceau de tissu, ou de papier, ça dépend, qui te couvre la bouche. C’est un bâillon. Ou une protection. C’est à cause des projections, tu vois, c’est la protection, contre les postillons, quand on parle, quand on tousse ou quand on éternue, tout ça. J’ai bien compris l’idée de protection. J’ai bien compris aussi l’idée de bâillon. Mais toujours pas l’idée de masque. Je sais pas pourquoi ils s’évertuent à appeler ça des masques. En tout cas, dans le monde juste avant, personne en avait des bâillons-protections. Même ceux qui en voulaient, ils en avaient pas. Ça a été très compliqué. Il devait en arriver des millions, des centaines de millions, mais ils arrivaient pas, même pas pour ceux qui en avaient besoin pour aller au travail, à l’hôpital ou livrer des pizzas, par exemple. Alors on nous a expliqué que c’était pas la peine d’en avoir. Puis finalement, y en a eu, alors on nous a dit que c’était important d’en avoir. Et de les acheter. Alors maintenant, tout le monde en a, des bâillons-protections. Ça oui, c’est assez différent d’avant. Le monde de demain, il ressemble beaucoup à ces bâillons-protections.

J’ai mis le mien, de bâillon-protection. Je vais de là à là. On peut aller où on veut, de là à là. C’est le monde de demain. Un peu le même qu’hier, le même qu’aujourd’hui. Je pousse le caddie, tu sais, la carriole, pour mettre les courses dedans, comme je ferai hier, comme je faisais aujourd’hui, comme je fais demain. Je prends des paquets de pâtes et des packs de concentré de tomates. Je passe rayon jardinerie, je prends un sac de terreau, des graines pour oiseaux, un baril de guano, un kilo de copeaux, un sureau dans un pot, de l’engrais en sirop, un noyau d’abricot. Je fonce comme un taureau, je pousse le chariot, tu sais, le caddie, la carriole, pour mettre les courses dedans. J’arrive à la caisse. J’ai trouvé le chemin, je me suis pas paumé, heureusement, j’ai la carte du magasin. Je paye avec l’argent que je n’ai pas, je m’arrangerai avec ma banque, je lui rendrai demain l’argent que je n’ai pas aujourd’hui avec l’argent que je n’aurai pas demain. Et je payerai les agios. Aussi. Bien sûr. C’est la loi. C’est le monde de demain. Celui d’hier, celui d’aujourd’hui. Y a des autoroutes, des hangars, des marchés, c’est la loi du marché. C’est le supermarché.

F-145. J’ai retrouvé la bagnole. Je vide le caddie, tu sais, le chariot, la carriole, pour mettre les courses dedans. Je range tout dans le coffre. Les paquets de pâtes, les packs de concentré de tomates. Le sac de terreau, les graines pour oiseaux, le baril de guano, le kilo de copeaux, le sureau dans un pot, l’engrais en sirop, le noyau d’abricot. Je lève la tête. J’entends plus les oiseaux. On est déjà demain. Je me rappelle hier. Pendant les neuf semaines et demie, ou huit, ou neuf, ou je sais plus combien, je sais juste que c’était pas un film. Pendant ces semaines-là, le lundi était le dimanche, et le mardi c’était le samedi. Pendant ces semaines-là, quand je levais la tête, je regardais le ciel. Pas un avion, rien. Juste des fois l’hélico, qui surveillait, et des fois les drones aussi, mais moins haut. A part les drones et l’hélico, j’entendais beaucoup les oiseaux. Je sais pas ce qu’ils racontaient. Ils chantaient. Peut-être traduit ça disait « les humains ils sont en cage comme au zoo, c’est le monde de demain, et c’est aujourd’hui, profitons-en. » Les poissons et les dauphins, pareil, profitez-en, les renards, les canards, les cygnes, les biches et les sangliers aussi, régalez-vous, c’est le monde de demain, ce sera celui d’hier, c’était celui d’aujourd’hui. Y a des autoroutes, des hangars, des marchés, des parkings bondés. Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté. Le monde était si beau. Y a les hérissons, les vers de terre, les cloportes, les crapauds, les moineaux, les escargots, les perdrix, les papillons, les scarabées, les lézards, les sardines, les coccinelles, les saumons, les araignées, les abeilles, les plumes, les ailes, les griffes, les feuilles, les fleurs, les branches, un nid, un abri, un paquet de pâtes et un pack de concentré de tomates. C’était maintenant, ça commence après, ça continuera avant. Dans le monde de demain, j’y suis allé hier, c’est le même qu’aujourd’hui, j’en reviens toujours pas.

Jan-Cyril Salemi
Mai 2020

Photo : J.C.S.

 

Ecriture et narration : Jan-Cyril Salemi

Création sonore, adaptation musicale, montage, réalisation :
Wilfrid Rapanakis-Bourg

Chanson originale : Rendez-nous la lumière
Auteur/Compositeur : Dominique A
Editions : droits réservés

Merci à Dominique A de nous avoir accordé gracieusement l’autorisation de reprendre quelques-uns de ses mots et d’adapter le thème musical de sa chanson.