Sain et sauvage

Sur un arbre perché, le bonhomme se rappelle quand il était singe. Avant. Quand il était sain. Avant. Avant de prendre la graine du fruit, de la semer là, et de dire cet arbre-là, il est à moi. Avant. Avant que tout se dérègle, avant que les fruits deviennent payants, avant qu’ils deviennent des produits, produits avec des produits, chimiques et toxiques. Avant. Avant qu’ils soient trimballés par camions, stockés par tonnes et vendus par palettes. Avant que la consommation consume les arbres, les mette en planches, les mette en cendres, et crame la famille d’orangs-outans qui vivaient dedans. Avant.

Le bonhomme sur un arbre perché se rappelle. L’arbre n’est pas comme avant. Il est fait de tubes de métal au fragile équilibre. Le bonhomme s’y accroche comme à des branches. Il se rappelle quand il était singe. Les lianes sont devenues des câbles, la technique est devenue électrique, fini les abris dans les branches, on fait des machines et on les branche. Sur son arbre en métal, le bonhomme admire les paysages. Derrière lui, la canopée sauvage, les cimes feuillues, les branches, les lianes, les racines, l’origine du monde. Devant lui, la canopée urbaine, les maisons, le béton, les antennes de télévision, la civilisation, le devenir du monde. Le bonhomme est au milieu, il fait la jonction. Se reconnecter avec la nature, c’est ça l’important.

Les lianes et les câbles s’entremêlent, lui il sera le passeur et la musique sera le lien. Pour ça, il sera l’artiste. Il chantera, voix métallique et suave, il séduira les femmes, charme massif et envoûtant, il ouvrira le passage, tel un bulldozer délicat, une débroussailleuse aux fils de soie. Il emmènera son public sur une terre d’amour, d’harmonie et de partage. Ce sera son œuvre, son don, son offrande au monde. Ce spectacle sera sublime, grandiose, une étincelle de beauté sur la mèche du succès. Ce sera sa mission, sa transmission. Son autographe laissé à l’humanité. Ce spectacle, ce concert, il en a eu l’idée pendant le stage de développement personnel avec le formateur américain. Ce sera beau et libre, comme faire l’amour dans une clairière.

Sauf que. Plus rien ne va. Rien ne va plus. Les jeux sont faits, les jeux sont faux. Tout foire. La technique déraille, le micro déconne, le clavier explose, les consoles s’effondrent. Le bonhomme sur un arbre perché dégringole. Aïe. Ça fait mal. Il se rappelle quand il était singe. Quand il était loup, quand il était chèvre, quand il était chien, quand il était chouette. L’évolution à rebours. Le bonhomme ranime son âme animale. Réveille son corps à quatre pattes. Danseur primate, acrobate, il saute, il se sauve, s’enfuit, se préserve. Sain et sauvage.

Jan-Cyril Salemi


Canopée
est un spectacle hors norme. Il s’est joué au Théâtre Alizé lors du Festival d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022. Création de la Compagnie Soul Canopy, Boris Vigneron l’interprète, en collaboration avec Manuel Mazurczack, dans une mise en scène de Patrick De Valette. C’est une expérience à vivre. Si elle croise votre route, ne la ratez pas.