J’ai peur qu’ils s’éteignent

À Serge et à tou.te.s les blessé.e.s, physiquement ou pas,

Nous roulons dans la nuit
Sous la pluie
La France brûle, c’est jeudi
On est crevé, c’est minuit
Melle, la flemme, pas de tente tant pis

Réveil matin mode tambourin
Tu nous dis qu’il faut y aller
Pas de temps à perdre, faut s’installer
Ces dix hectares, faut les occuper
T’as beau me contrôler, t’as perdu bâtard !
Notre campement est posé

La préfète en PLS, la préfète en PLS
On se retrouve, on se marre
Des luttes passées, on se parle
Assis autour du feu, on s’aime
Dans les AG du jour, on sème
Il va être beau ce weekend !

Et puis on finit par se lever
On commence à marcher
La boue commence à coller
Une patrouille a reculé
Une barrière est tombée
La voie est bloquée
Et puis on les a vus arriver

La préfète en PLS, la préfète en PLS
Une haie d’honneur avant les haies d’horreur
Des gens dignes sur des tracteurs
Des frissons, des yeux qui pleurent
Je pensais pas qu’ça m’ferait ça vos moteurs
Retour au camp, elles sont belles ses heures

Et ce champ putain !
Disparu sous les toiles
Et ces chants putain !
Qui montent vers les étoiles
No bassaran putain !
Merci l’orga, merci pour tout ça
Au dodo vivement demain

L’aube est humide, le cœur est sec
Les visages se masquent, les âmes s’ouvrent
Envie d’y aller, peur de craquer
La tente est démontée
Et tout ce monde putain !
Toujours quelqu’un.e pour t’aider
Des trucs géniaux à bouffer
Des numéros pour se protéger
Des cartes pour s’repérer
Des visages de papier pour ne pas oublier
On rejoint le cortège, ça y est !

Le temps est bon, le ciel est bleu
J’ai trente milles potes qui sont aussi des culs-terreux
Ensemble on marche
Ensemble on chante
Dans les hameaux on nous salue
On s’donne la main dans les talus
Les schmitts nous matent en vue d’dessus
La D55 est noire de monde, du jamais vu

On prend enfin à droite
On la voit
Un tas de terre alors c’est ça
Gonflés à bloc, on foule un dernier champ de colza
Avec le vent dans le dos, on accélère le pas
Et ils sont là
Et on y va

On avance !
Ça va ?
À droite !
Attention ! Là !
Renarde t’es où ?!
OK ça va !
Des cailloux ! Plus de cailloux !
Qu’il est beau ce bloc putain !
Un véhicule en feu
ALLEEEEZ !
Un autre qui tangue, je les admire
Fais gaffe, là !
Courez pas !
MÉDIC ?! MÉDIC ?!
Vous foncez
J’essaie de suivre
Je parviens au groupe
Oh putain…
Il l’a prise dans l’œil
Mon cœur se serre
Je voudrais être plus courageux
J’y arrive pas
Et ça gaze… je vois plus rien
Buée, pleurs, grenades, encore
Je prends une direction
Je ne sais pas laquelle
Je quitte tout
Et le sérum phi fait des trainées brûlantes sur mes joues

Ça se calme

Je vous appelle
On a du mal à se trouver
Ce sera sur cette petite route bordée de gens allongés
Des rumeurs insensées
Mettez vous sur le côté, les secours vont arriver !
C’est pas vrai…

Je reconnais le gars qui s’est fait éborgner
J’ose pas parler
Il tient sa compresse ensanglantée et il m’épate
Elle a pas intérêt à se faire cette putain de bassine
Frissons
Ton courage

On repasse dans l’autre pré
On est heureux de se retrouver
On se déséquipe, on s’assoit, on mange
On regarde
On comprend rien en fait

Et puis on prend le temps de les regarder : eux
Groupés autour de leurs camtars brûlés
Vautrés dans leur inhumanité

Au loin, une ambulance
Un groupe de véhicules qui dit qu’on n’en reviendra pas tous pareil de ce putain de champ
Ça fout la rage
Tout le monde déteste la police

Et puis ça reprend en un sursaut
Vite debout
MÉDIC ?! MÉDIC ?!
Putain… encore…
Et nous te voyons partir pour porter secours
Et nous voulons te suivre
J’ai pas remis mes bouchons
BAM ! BAM !
Acouphènes, cinq secondes
BAM !
Tu es touché
Ton pantalon fume
Tu paniques un peu
T’entend plus bien
Tu hésites et tu arraches un bout de plastique de ta cuisse
Et puis tu t’assois, tu ne vois plus rien
Avec Renarde, on te rince les yeux
Tu te calmes mais je ne t’entendrai plus vraiment de la journée
Malgré ta stature imposante tu vas t’éteindre peu à peu
Les médics panseront finalement ta plaie plus profonde qu’on le pensait

Et puis nous marchons vers Vanzay
Certains se tiennent la main, d’autres fondent en larmes
Un feu le long d’une haie désarme leur connerie et réchauffe nos cris
Retour au campement pour une soirée loin d’être finie

En attendant les convois, on mange, on boit
On sent bien qu’il faudrait parler mais ça sort pas
Le téléphone reçoit
Les messages inquiets, les infos chiffrées
Les chiens aboient
Les détonations ne sont plus supportées

Retour à Melle, bravo l’orga
Les émotions s’emmêlent, j’ai pas la foi
Malgré les retrouvailles, la joie vient pas
Malgré la ripaille, ça m’nourrit pas
Les basses de la musique ne m’ont jamais fait ça
Mon corps a eu peur et ça n’passe pas

Et puis du kiosque sortent des mots
Ça tente un bilan mais c’est trop tôt
Ça chante
Ça crie
Ça reste beau
Et nous faisons silence

Je regarde le ciel
Une fusée éclairante scintille
J’ai peur qu’elle s’éteigne
J’ai peur qu’ils s’éteignent

No bassaran !

Un manifestant de Sainte-Soline, avril 2023


Illustration : ¡ Yo lo vì ! – Je l’ai vu – gravure de la série Désastres de la guerre, créée par Francisco de Goya à partir de 1810, lors de la guerre d’indépendance espagnole. Celle-ci opposa l’Espagne des Bourbons, le Portugal et le Royaume-Uni à la France du Premier Empire entre 1808 et 1814, dans le contexte des guerres napoléoniennes.