Telle bergère, tel troupeau

Des récits d’alpage lancent l’entrée en littérature des éditions Wildproject

« La Terre se raconte », dans la nouvelle collection Littératures de Wildproject. La maison d’édition marseillaise, dont le catalogue est dédié aux différents courants de l’écologie, s’ouvre ainsi aux joies de l’écriture littéraire, au delà des essais qui ont fait sa réputation. Des récits à la première personne, incarnés, subtils : on ne fait pas mieux depuis la nuit des temps pour partager une expérience humaine, un pan de vie, une aventure. Pastorales, qui inaugure la collection, est un recueil à trois voix, celles de deux écrivaines gardiennes de troupeaux, Violaine Bérot et Florence Debove, et d’un universitaire, Jean-Christophe Cavallin, responsable du master « Écopoétique et création » à Aix-Marseille Université. Tous manient le verbe avec intensité, à la mesure de leurs sensibilités respectives.

Le résultat est un ouvrage prenant, facile à lire, qui peut aussi bien se feuilleter sans ordre, que se dévorer d’un coup, le soir sous la couette, en s’imaginant la lueur et le crépitement d’un feu de cheminée. Il y est beaucoup question de cabanes, abris dans l’immensité de la montagne, où les bergères mènent leurs bêtes lors de longues estives. Un lieu où le dedans et le dehors s’interpénètrent, plus qu’ailleurs, peuplé de loirs, grands galopeurs nocturnes, et d’insectes qui s’éveillent à la chaleur. Ici, peu de choses de notre moderne matérialité entrent : les tasses sont comptées, le couteau est un outil vital, pour les soins aux brebis ou aux chèvres, une infinité de tâches à accomplir quand on est loin de la vallée. La beauté des paysages affleure dans toutes les pages : depuis nos villes aux cadres bétonnés, il est facile d’oublier qu’elle donne à l’existence une incomparable sensation d’accomplissement.

Rien d’étonnant si, finalement, les courts paragraphes de Pastorales évoquent, plus encore que les Bucoliques de Virgile, des haïkus. Le temps qu’il fait importe autant aux bêtes qu’aux humains, quand grondent les orages soudains. La vie est vibrante en altitude : naissance des chevreaux, des agnelets, arrivée d’un nouveau chiot qui devra se faire aux usages, dans une relation fusionnelle avec sa maîtresse et le troupeau. La mort est présente : les blessures ne sont pas rares, une chute mortelle ne s’évite qu’avec un pied ou un sabot sûrs, il faut parfois tuer.

« La première année, je galère, écrit l’une. La deuxième année, c’est pas mieux. La troisième année, je m’entête. Si je suis toujours vivante et que j’aime encore les bêtes après avoir dépassé mes limites mille fois, je peux éventuellement penser avoir quelque chose d’une bergère. » Sur les pentes pyrénéennes, on entend parfois un sanglot. Mais surtout résonnent les claquements de langue qui guident, les onomatopées qui encouragent, les mots qui réconfortent, les bêlements en réponse ; le chien bondit au simple geste d’un doigt. Un vrai dialogue inter-espèces, comme on pourrait le croire impossible. Telle bergère, tel troupeau, pense l’autre : une rebelle aura des chèvres punks, une posée des brebis fiables.

Cette activité, ce métier usant, nécessitent un enthousiasme particulier. La littérature, miracle, permet de le transfuser, même un tout petit peu, même à un lecteur n’ayant jamais mis l’orteil sur un alpage. Jean-Christophe Cavallin l’urbain l’a bien senti, lui dont les textes apportent indéniablement quelque chose au livre, avec tout leur décalage, en contrepoint. Si les ouvrages à venir, dans cette collection, sont aussi généreux, elle sera plaisante à suivre.

Garaelle, le 11 avril 2024

NB : Une soirée de lancement de Pastorales aura lieu le 16 avril à 19h à la Cité de l’Agriculture de Marseille (6, Square Stalingrad, 13001). Rencontre, lecture, performance, apéro, en présence des trois auteurs.