Avoir 14 ans en 68
Mai 1968 a fait de moi ce que je suis et ce n’est pas peu dire qu’il a bouleversé ma vie au quotidien. On est en droit de parler d’un avant et d’un après.
L’avant, une société bloquée autour de tabous et de préjugés, murée dans le silence de ses contradictions, les tabous de l’autorité, de la sexualité, les préjugés du racisme et du nationalisme. L’autorité des parents, de l’enseignant, du bien-pensant, de la belle langue et le rejet de l’étranger, de l’arabe, du nègre, de l’indien, de celui qui n’a pas la même couleur de peau et qui s’exprime mal, la condamnation tacite et sans appel de la masturbation, de la fille qui couche, du pédé, de la gouine, de la femme adultère, bref de tous ceux qui vivent dans le péché du plaisir ! Voilà en quelques mots le monde d’avant, muselé et complexé !
Et puis, on passa au monde d’après, le monde de la chrysalide devenue papillon, un monde en complète mutation. Non, mes seigneurs, ce ne fut pas une révolution, ce fut la katastrophé, au sens étymologique du mot, le renversement total des valeurs qui faisait écho au renversement de mes émotions adolescentes.
Ce qui s’est passé en moi en 68 est indescriptible comme la vision d’une aurore boréale. Des images bigarrées, psychédéliques défilant au tempo de la musique que je venais de découvrir, Genésis, Tangerine Dream ou les Pink Floyd.
Des fleurs partout, sur les rideaux et le tissu des canapés, dans les cheveux des filles en fleur, des fleurs de mai au parfum entêtant du muguet.
Et des mots venus du fond du cœur tagués sur les murs de la ville. Des slogans inspirés de Paris et d’autres inventés ici à Marseille. Des injonctions à la désobéissance que seul un ado peut prendre à la lettre « L’imagination au pouvoir !», «Il est interdit d’interdire !» «Jouissez sans entraves !, «Écrivez partout», « Prenez vos rêves pour des réalités» et de la poésie transgressive qui suintait des parois ternes «Le gris sera toujours le gris tant qu’on n’aura pas inventé le bleu.» « Une femme sans mari c’est un poisson sans bicyclette » ou le fameux «Sous les pavés, la plage».
A Marseille, nous avions la plage sans les pavés. Rien de bien spectaculaire si ce n’était le brouhaha qui nous provenait de la Fac St Charles, haut lieu de la contestation étudiante, reconnu de fait par les édiles municipaux depuis que Gaston Defferre lui eut apporté son soutien, et le bruit de cette manif unitaire du 13 mai.
Mais la ville, accablée de chaleur, était paralysée par la grève générale sous les tas d’ordures qui s’amoncelaient au coin des rues. Pas de transports en commun, le port à l’arrêt, les magasins vidés des produits de première nécessité, la population vivait de ses stocks et de l’entraide. Les salaires n’étaient plus versés. Je me rappelle de ces colis alimentaires que les délégués cégétistes apportaient quotidiennement à mes parents. De la lutte ouvrière, je n’ai retenu que le souvenir de ces nuits de piquet de grève que mon père traminot passait au dépôt St Pierre. Avec ses camarades, il en défendait l’entrée les lances à incendie déployées et deux tramways en travers pour la bloquer hermétiquement.
Élève du lycée Thiers en classe de quatrième, j’ai vécu l’occupation des locaux par les étudiants, les prépas et les lycéens des classes terminales auxquelles se joignaient quelques professeurs grévistes. Mais pour nous, les plus jeunes, on nous donnait vacance et je n’ai conservé de l’événement que la vision furtive de ces jeunes filles aux cheveux lâchés et aux bandeaux colorés qui entraient triomphantes dans un des bastions du machisme. Plus tard, je constatais que le sommet de l’austère coupole de la Chapelle du lycée arborait le drapeau rouge et le drapeau noir et un étendard qui m’étonna plus encore et éveilla mon imagination sensuelle, un chapelet de soutien-gorges.
La plupart de mon temps, je le passais au bord de mer, à la plage des Catalans. Le soir, nous écoutions à la radio les derniers communiqués des journalistes réquisitionnés, la progression de la grève générale, la nuit des barricades, les pénuries qui s’intensifiaient, les hésitations de Pompidou, la fuite des ministres et la disparition de De Gaulle. Le pouvoir était vacant. On parlait de révolution. Mais tout me paraissait lointain. Toutefois, mon père profitait de mon désœuvrement pour parfaire mon éducation politique Il m’entraîna donc un jour de ce mois de mai à une assemblée générale qui avait lieu à l’opéra de Marseille en présence de délégués de l’intersyndicale et animé par un journaliste contestataire de l’ORTF, Maurice Séveno.
Des débats, je ne retins pas grand chose mais les interventions étaient entrecoupées de moments récréatifs. Des artistes sympathisants, et non des moindres, participaient à l’effort de grève. La journée devint pour moi inoubliable. Je découvris pour la première fois deux vérités, d’une part que la culture est indissociable de la révolution et que d’autre part l’artiste donne sa pleine envergure dans sa contribution à la cause sociale. Ce fut le cas cet après midi là avec Serge Reggiani entonnant son vibrant « Les loups sont entrés dans Paris » suivi des danseurs du ballet de Marseille de Roland Petit qui restèrent stoïques et immobiles, pendant plus d’un quart d’heure sous les huées de ceux qui voulaient continuer de débattre, à attendre que le calme revint. Mais quand ils purent enfin s’exprimer, je ressentis une part de sublime entrer en moi et le pauvre fils d’ouvrier que j’étais, découvrit la beauté.
Je garderai donc de mai 68 cette impression de moment unique d’éclosion concordante de ma puberté et d’une société qui se libère. L’instant si court dans une vie où les rapports entre adultes et enfants évoluent vers des notions de respect, où les rapports hiérarchiques dans le travail et l’enseignement se teintent de mutuel effort de compréhension, où les rapports entre filles et garçons s’établissent sur des bases d’égalité, où la liberté d’expression prend le pas sur la censure.
Alors me direz-vous, de nos jours tout est loin d’être parfait et vous avez raison. De recul social en restrictions de liberté, tout reste encore à conquérir. Cependant, dans nos têtes, dans celles de nos enfants et même dans celles de nos dirigeants, Mai 68 a placé cette idée que nous sommes désormais tous capables de penser notre vie.
Et si vous en doutez, souvenez vous du temps d’avant.
Jean-pierre Bertalmio