Ou plutôt un archipel. Quatre îles reliées du Nord au Sud : Hokkaïdo, Honshu, Shokoku et Kyushu, équivalant en surface aux deux tiers de la France et, malgré une baisse préoccupante de la démographie, cent vingt-sept millions d’habitants en 2016. Modernisme, efficacité, civilité extrême alliée à la stricte observance des lois de la collectivité : une alchimie surprenante en total contraste avec l’Europe et le reste du monde.
Premiers pas sur le sol nippon
Aveuglante mer de nuages, quatorze heures de vol et dix mille kilomètres plus tard, la planète Terre vue du ciel et une première bouffée d’air. Il fait 14 degrés au sol sous un sympathique soleil de printemps. A l’aéroport de Narita, à peine sortis de l’avion, le fauteuil de mon alter ego est pris en main par un de ces frêles retraités pour qui travailler à cet âge est plus digne que l’inaction. Il pousse, modeste, le long de couloirs transparents ouverts sur le ciel, veillant habilement à éviter les obstacles ; à un rythme efficace et comme en suspension, insouciant du flot nerveux des voyageurs.
Douane, contrôles, paperasse et récupération des bagages. Le personnel du deuxième port aérien de la région est diligent, alerte. Pointu et attentif au plus petit détail. Une jeune femme en uniforme nous fait une démonstration à couper le souffle de ce que « rapide » veut dire en remplissant à une vitesse supersonique la carte Japan Rail Pass, le sésame pour parcourir le Japon par voie ferrée.
Enfin assis dans le rapide qui mène à Tokyo centre, repérage des huit arrêts entourés d’un coup de stylo énergique par une employée de gare presque aussi véloce. Le train trace. A droite, à gauche, derrière les larges fenêtres stéréoscopiques défilent constructions banlieusardes bâties à la hâte -presque des bidonvilles, forêts de bambous géants, maisonnettes courtes sur pattes, buildings. Grâce et laideur inextricablement enchevêtrées. Des forêts de fils électriques pendus dans les airs en raison des séismes.
Quelques toits brillants de céramique bleue sitôt surgis sitôt disparus.
Terminus. Les souterrains du métro résonnent des pas d’une foule pressée, active, qui ne parle pas. Aux heures de pointe, elle s’écoule à gauche, à droite, fluide, sans paroles, sans jamais se heurter. On se sent petit, ignorant, intrigué. Aucun repère familier, couloirs et galeries à l’infini, un autre monde. Pourtant, jamais nous ne nous perdrons. On nous l’a dit et redit : Le Japon est le peuple le plus gentil au monde ! Mot si souvent dénué de substance et de souci réel de l’autre, qu’on acquiesce distraitement en se demandant fugitivement quelle forme il peut bien prendre.
Le sens du service dans ce pays est quasi irréel. Concrètement où que vous soyez, quelle que soit la ville, le lieu, l’endroit, l’heure, tout Japonais qui se respecte se précipite pour vous éclairer, prenant le temps nécessaire pour vous écouter avec attention, n’interrompant jamais.
Pour l’anglais, quelques exceptions bienvenues, mais rares sont les Japonais qui le maîtrisent. Le vocabulaire de la plupart des habitants excède rarement un mot ou deux et, prononcés par eux, ils héritent de syllabes supplémentaires difficiles à relier à un son connu. D’un naturel timide, ils se tiennent sur la réserve et observent. Si le terrain s’y prête, ils sont ravis de communiquer. Recourir aux gestes et mimiques est récréatif et fait tomber les barrières. Promis juré, on potasse le japonais dès le retour ! Youtube propose de «petites sessions» vidéo, dit une amie fan de leur culture. Dans un an ou deux, elle prévoit d’y louer un ryokan [1]. Le soutien d’un bon bouquin d’apprentissage n’est pas non plus à négliger. Trop bête de ne pouvoir échanger faute de mots, ne serait-ce que pour exprimer sa reconnaissance. Qui va croissant face à l’étendue de leur disponibilité. Quel que soit le moment, aucun particulier ou « casquette » (guichetier, chef de gare, stagiaire, employé…) ne vous laisse dans l’embarras.
Mieux vaut réfléchir à deux fois avant de demander de l’aide à l’un d’eux : il se mettra en quatre plutôt que de vous laisser dans une situation de gêne. Après s’être respectueusement incliné devant vous, son temps vous est entièrement dévolu.
L’ancienne Edo[2], ville-ruche
Les Japonais ont l’esprit pratique et très organisé. Et possèdent un large éventail de ressources pour n’importe quelle circonstance, comme prêts à parer à tout. Des plans pour le plus petit des itinéraires, rangés dans de multiples tiroirs – le Japonais en fait grand usage-, les lignes de train et métro se superposant parfois sur six ou sept étages comme à Tokyo station. Pour s’assurer que vous prendrez le bon ascenseur ou la ligne de métro ad hoc, souvent situés loin de l’entrée principale, ils vous accompagnent le temps nécessaire, sans montrer le moindre signe d’agacement ou d’impatience, déterminés à ne pas vous laisser en plan.
Les ascenseurs à intervalles cadencés facilitent les différents accès au métro et aux restaurants situés en étage. Et on trouve, partout, des toilettes d’une propreté irréprochable. Quiconque entre dans un supermarket se rend sans « permission » aux convenience[3] et profite de la lunette chaude des WC et du petit jet d’eau orienté qui remplace le papier toilettes. Des commodités impeccables : un luxe rare dans les cafés et restaurants français.
Pauvres Japonais, en apnée dans nos toilettes publiques le temps de leur séjour, à moins qu’ils ne tournent de l’œil. Pour eux, l’Europe est un choc à plein d’égards.
Un exemple d’obligeance inattendue : ce fonctionnaire du métro quittant son bureau, qu’il ferme soigneusement à clé, pour nous mener avec le fauteuil jusqu’à l’ascenseur extérieur. Qui marche pendant un bon kilomètre dans une rue jalonnée de restaurants alléchants et s’en retourne discrètement, sa mission accomplie. Ou ce papa et son petit d’homme trébuchant en bout de bras qui interroge du regard l’homme au fauteuil roulant et la femme aux cheveux rouges. Ils n’hésitent pas à faire un beau bout de chemin avec nous pour nous guider jusqu’au quai.
Le père s’accroupit près de l’enfant qui veut regarder partir la rame. Le minot, les yeux rivés sur nous, sans qu’on comprenne ce qui lui inspire cette initiative, pose ses petits poings potelés le long du corps, puis s’incline très bas face à nous, lentement, une fois, deux fois[4]. Avec un sérieux et une concentration qui laissent sans voix. Ses cheveux fins de soie noire suivant le mouvement au ralenti.
Le train s’en va…
Le Japon, est un véritable paradis pour les fauteuils roulants. Et les poussettes, caddies, valises, vélos, trottinettes et tout ce qui s’ensuit, sans oublier les béquilles (qui ne s’est jamais payé un gadin ?!). Plus remarquable encore que Berlin aux installations étudiées, avec ses Berlinois si fraternels et la biodiversité de ses parcs. Renards, fouines, sangliers, ratons laveur, écureuils, des abeilles, en plein centre ville. Où l’on admire aussi de longues rues arborées et l’impulsion, l’élan fougueux de la ville pour se tirer vers le haut, malgré ses dettes pharaoniques et le développement exponentiel de son urbanisation.
Sans doute la destruction guerrière et celle de l’environnement enseignent-elles aux habitants de villes telles que Berlin, Hiroshima, Nagasaki, Fukushima, Kobe, etc… à dépasser le chagrin, la perte et l’horreur, et à privilégier ce qui rend la vie précieuse. A parer au plus urgent : faciliter l’intégration d’un nombre inacceptable d’invalides en plein 21è siècle, de personnes qui ont tout perdu.
Le Japon étant de surcroit un territoire soumis à de constantes secousses sismiques.
En avril, le temps est « méditerranéen ». Les cerisiers effeuillent nonchalamment leurs derniers pétales, déroulant de délicates coulées roses dans les caniveaux. Hortensias et azalées forcissent entre deux voies de circulation, en prévision des saisons à venir, sans souci des voitures incessantes.
A l’exception d’inévitables fast-foods aux affichages sans détour (Ach, la mondialisation !), maisons, cafés, restaurants habillent les seuils de parterres de fleurs singuliers qui donnent à la ville un petit air de campagne. L’orchidée fait la belle au milieu des papyrus, des cactées, de buissons de géraniums. Et dans les parcs centenaires, les ruelles étroites, les jardins, le vent révèle la beauté des arbres comme une estampe ancienne.
L’amour qui lie le Japonais à la nature à travers les siècles est très profond.
La plus ancienne capitale au temps de la consommation
Confortablement installés dans le Shinkansen, un train à grande vitesse (à l’accessibilité fauteuil idéale), sa gueule mi-requin mi-serpent pointée vers les montagnes, nous quittons Tokyo. Pour passer neuf jours à Nara, notre second pied-à-terre. De là, nous rayonnerons vers les villes voisines.
Capitale du Japon de 710 à 789, la ville de Nara fut très influencée par le bouddhisme et par ses relations avec la Chine et la Corée. Nombre d’édifices, datant des 7ème et 8ème siècles, seraient les plus vieilles constructions de bois au monde. Attirés par les daims en liberté (dont les dépliants touristiques soulignent avec force détails qu’ils se baladent en ville), on a le sentiment délicieux de voyager dans le temps. Un temps révolu, plus clément.
Une légende raconte en effet que le dieu Takemikazuchi apparut sur un daim blanc pour protéger la ville. Depuis, ces animaux sacrés, dits « cerfs sirka ou shika », sont considérés comme les messagers des dieux et l’incarnation des âmes défuntes.
Sur place l’hôtel, réservé « à l’arrache » dix jours avant de partir, est opportunément collé à la gare. Idéal pour visiter les environs grâce au Japan Rail Pass. Cette carte de transport, réservée aux étrangers en visite sur le sol japonais, s’achète avant le départ en agence ou sur internet. Utilisable en illimité sur tout le Japon durant une, deux ou trois semaines. Elle peut paraître chère, mais s’amortit en un trajet Tokyo-Kyoto. On peut aussi s’en servir pour la traversée en ferry jusqu’à Miyajima (bijou de verdure de la baie d’Hiroshima).
A 6h30 précises, tout le personnel de l’hôtel s’aligne en rang d’oignons devant la réception et lance en chœur Hohayo gozaïmas !! Hommes et femmes confondus vous souhaitent à voix perchée le « Bon jour du matin !», avant le petit déjeuner. Vous y répondez avec l’espoir qu’un peu de cette raideur cérémoniale se transforme en sourire spontané.
Leur sens aigu du service si souvent mis en application, affiné par la pratique, finit cependant par émouvoir. Siècle après siècle, et malgré la cruauté qu’on connaît à l’Histoire, quelque chose de profond, non dénué de signification, semble s’être imprimé dans les fibres de ce peuple insulaire.
Au réveil, la bouilloire chante sous le premier index qui l’active. Café ou thé vert en sachet : rondeur de goût hollandaise ou saveur d’herbe coupée, à siroter au calme dans la chambre. De l’énergie avant de se lancer dans l’exploration de la ville. Faute de petit déj’ inclus dans le séjour et, à moins que vous n’ayez toujours près de vous quelqu’un qui décrypte les étiquettes et emballages écrits en katakana[5] et hiragana[6], vous ferez pas mal kilomètres le ventre vide, les yeux grands ouverts à la recherche d’affichages suffisamment illustrés pour donner des éléments de compréhension.
Pourtant, petit creux ou grosse faim, en ville on peut manger à toute heure grâce à la multitude de supérettes et d’alimentations. S’y étagent une profusion de snacks, onigiri ou sushi[7] aussi variés que mystérieux, des gâteaux gélatineux au kuzu[8], des fruits de mer, poissons crus, des mets étranges. Et peu de fruits, parfois jamais. Ou d’un calibre anormal, qui n’inspire guère confiance.
Une côte abrupte, un lac tranquille, de grands arbres noueux aux racines puissantes. Enfin un imposant torii[9] vermillon ouvre l’entrée du parc. Malgré son charme, ses allées de gravillon et sa dimension à taille humaine, Nara est l’illustration affligeante d’un tourisme intensif, destructeur sans pitié des plus beaux sites du monde.
Les daims sont bien là, libres d’aller où bon leur semble, plus blasés que des animaux de ménagerie. Essentiellement herbivores, d’ordinaire ils broutent pousses, glands, châtaignes, baies et bourgeons. Ils aiment aussi le genêt, les graminées, le lierre…
Les commerçants de la ville, faisant fi de ce détail, ont trouvé une façon lucrative de prospérer en vendant partout des gaufrettes « à touristes » destinées à nourrir les daims. Portables et appareils-photos crépitent pendant que le quidam se fait immortaliser devant des cervidés voraces, lointain souvenir d’animaux sauvages.
Dans les allées ombragées de vieux arbres centenaires, ils ont le poil triste, les articulations enflées, et s’enquiquinent. Mordre le touriste, dérober des pique-niques, apporte sans doute un brin de piquant à leur quotidien morose.
Désillusion heureusement contrebalancée le lendemain. Dans la partie la plus reculée du parc, point de touristes. De jeunes guides, solidement charpentés, baladent des fiancés en tirant des pousse-pousse. Un belvédère les pieds dans l’eau renoue avec le passé esthétique de Cipango[10]. A l’ombre de branches immenses, une joyeuse bande de mamies bavarde en mode pause. Les petites bonnes femmes, soixante-dix ans bien tassés, sont en virée entre copines. L’une d’elles explique dans un anglais joyeux qu’elles ont donné de leur personne et comptent profiter de leurs vieux jours. Découvrir tout ce qu’il y a de bon à vivre. Elle pose en retour un tas de questions dont elle s’empresse de partager les réponses avec ses amies.
Sur les seize jours, deux jours de pluie. Couleur des fleurs et rues grises sous les gouttes. Dès qu’il pleut s’envole dans les rues tout un peuple de vélos et de parapluies translucides à travers lesquels on voit le ciel et les érables aux feuilles pointues, les temples shintos mouillés, les vieilles bâtisses sans âge survivre aux siècles.
Leur pébroque fixé au guidon par un ingénieux système, les deux-roues pédalent dans les rues pavées, les ruelles ou les grands axes avec une régularité prudente. A l’arrêt, un tour de clé et l’antivol fixé à la roue arrière se bloque. Pour le principe, car personne ne vole : c’est indigne. Les filouteries ont plutôt à voir avec les manipulations d’argent du ressort d’organisations criminelles.
Vieilles rues, sanctuaires et geishas dans la nuit
La sonorité du mot Kyoto rappelle irrésistiblement « samouraïs, shoguns, époque féodale ». La ville regorge de tant d’histoire et de tant de musées, sanctuaires et jardins, qu’une journée ne peut y suffire.
Première visite : des temples dont le nom évoque un autre âge. Des lieux escarpés, engloutis dans la verdure. Pour y accéder, ascension en fauteuil musclée. Derrière les sanctuaires et les routes de gravier, de très vieux escaliers de pierre s’enfoncent dans la forêt. Plus bas, la ville mobile, industrieuse, envahie d’échoppes et de restaurants, draine des hordes de visiteurs venus du monde entier se régaler d’art et d’antiquités.
Il fait doux. Le soleil, reflété dans un paisible plan d’eau traversé d’un pont de pierre, peaufine un premier bronzage, devançant les rayons implacables de la cité phocéenne.
Lors de la seconde visite, deux judokas rencontrés dans le bus au départ de la gare se prennent d’affection pour nous et nous entraînent dans leur sillage. Venus de villes différentes, chacun d’eux possède plusieurs dojos. Ils sortent d’un stage de perfectionnement de quinze jours chez le même maître. Ils se croisent chaque année, depuis plus de vingt ans. Ce jour-là, ils éprouvent une joie sans mélange à faire pour la première fois connaissance. Passionnés de culture japonaise, ils s’interpellent : Oh, Viens voir ici, super photo à faire, dit le plus rond, un Breton, un vrai, amateur de cuisine au beurre. Regarde-moi ça, si c’est joli, s’enthousiasme l’autre, devant la fine fleur du Japon en costume traditionnel.
La soixantaine bien entamée, leur spontanéité de gosses que l’existence enchante fait rire aux éclats les jeunes filles au naturel si réservé. Qui se douterait qu’A. a perdu sa femme, « effacée » il y quatre ans par un cancer foudroyant ? Son choix à lui est d’apprécier la vie, l’air du temps, l’amitié sans détour.
Considérant cela comme un entraînement dominical, ils poussent et trimbalent le fauteuil et son homme jusque dans les hauteurs, à la découverte de sites d’exception. Sensibles au fait que nous pratiquons l’exercice tous les jours, interdiction à l’un comme l’autre de donner un coup de main.
Escaliers déglingués, sentiers caillouteux qui serpentent jusqu’au Pavillon d’or. Passages solidaires à bout de bras. Tout le monde se prête au jeu : touristes, enfants, autochtones.
Un shogun fait ériger ce palais en 1397, sur un lac couleur jade. Le Kinkaku Ji temple devient ensuite un temple zen. Plus tard, le cadre d’un roman de Mishima. La résidence d’autrefois, lissée à la feuille d’or, sertie de sous-bois odorants, d’antiques jardins, cache un jardin de sable, soigneusement ratissé, bordé de cloches de bronze magnifiques. La barbiche affleurant à la surface de l’eau, les carpes koï[11], suivies de libellules, rappliquent bouche ouverte pour voir qui donc s’en vient là.
Au retour, dans le quartier de Gion, dans la ville basse réputée pour ses ruelles d’époque et ses ponts vénérables, des vacanciers déambulent par milliers, mélangés à des flottilles de japonais vêtus de kimonos et yukatas[12] multicolores qu’on loue ici à la journée.
A la nuit, Gion redevient le quartier des geishas. D’après nos experts en arts martiaux le métier se pratique encore. Pour les voir sortir du travail ou prendre un taxi, il faut attendre 3 ou 4 heures du matin.
Ces jeunes femmes, extrêmement discrètes, par égard pour leur clientèle comme pour se protéger, font encore rêver les hommes des cinq continents.
La ville des cinq fleuves
Soixante-et-onze ans déjà… Il faut faire un réel effort de mémoire pour se rappeler que, le 6 août 1945, Hiroshima fut intégralement rasée par « La Bombe ». Rien dans le paysage de rues claires ne le laisse deviner. Imaginez une ville entière (votre ville) peuplée de gens que vous connaissez, que vous aimez, d’une multitude d’hommes et de femmes vivants, affairés ; des enfants par milliers, des écoles, des maisons, des vies irremplaçables, atomisés par un absurde champignon.
Son nom signifie Grande île. Entre forêts de gratte-ciels et constructions ultra modernes, la ville est verte, aérée, si accueillante. Enjambée de ponts élégants, elle donne un sentiment d’ouverture sur le ciel ; d’espace, de liberté. Le premier site entraperçu au sortir du bus est le Château d’Hiroshima gris blanc et noir. Le Château de la carpe -son autre nom- a été reconstruit sur son tertre en 1958. Ceint d’un parc agréable où dorment quelques solitaires, il lance ses quatre étages au ciel, au-dessus du delta de la rivière Ōta-gawa.
Un peu de marche à pied et se profile le dôme de Genbaku, avant le Mémorial de la paix d’Hiroshima. L’austère squelette de murs gris, entouré de pelouse et de vigoureux rhododendrons, s’imprime dans la mémoire comme sur la rétine. La bombe, tombée à la verticale, a évité au bâtiment de s’écrouler.
Le site conservé en l’état incarne pour ses habitants l’espoir fervent de l’élimination définitive des armes nucléaires et de la paix dans le monde. Une paix réelle qui durera. Pour la population, ce ne sont pas de vains mots, mais le symbole de la résistance à la force la plus destructrice que l’homme ait jamais créée. Sa présence silencieuse réclame une civilisation humaine repensée, un mode de vie réfléchi où prime le respect de la vie.
Pour ses natifs, il en va de la qualité de leur avenir et de notre futur commun. Un bob sur la tête protégeant leur peau claire, des bénévoles gravitent dans ses parages. Le livret maison sous le bras, ils partagent sans se lasser les anecdotes et leçons d’optimisme qu’on trouve chez les gens « ordinaires », rarement dans les brochures.
Plus loin dans le parc du Mémorial, une stèle de marbre gris indique sobrement que les habitants n’ont enduré les douleurs du passé que dans la perspective de vaincre la haine. Erigée le 6 août 1952 pour commémorer la destruction d’Hiroshima, par le premier bombardement atomique au monde, elle abrite en son centre un cercueil de pierre et le registre des victimes. Des personnes de toutes confessions s’y recueillent silencieusement, touchées par cette épitaphe planétaire : « Nous ne laisserons pas se reproduire une telle tragédie ».
Bâché, le Mémorial de la paix est en travaux.Face à l’arc, de l’autre côté du pont, on aperçoit le Dôme en ligne de mire.
Apprendre qu’un Gingko biloba[13] a survécu à l’explosion atomique et s’en est inexplicablement sorti sans la moindre séquelle, réchauffe le cœur. D’autant plus que le temple Hosen auquel il appartenait a, lui, été entièrement détruit. Cet arbre, apparu sur terre il y a 270 à 300 millions d’années (avant les dinosaures), n’a montré aucun signe de déformation après l’impact, alors qu’il se trouvait à moins d’un kilomètre de l’épicentre.
Des études scientifiques ont par la suite prouvé sa résistance aux agents mutagènes. En France on l’appelle « Arbre aux quarante écus » et au Tibet « l’arbre de vie ».
Prochaine et dernière destination, Miyajima, dans la baie d’Hiroshima. Une île légendaire au Sud-Ouest du Japon, située dans la partie ouest de la Baie, dans la Mer intérieure de Seto. Miyajima se trouve à environ 20 km du centre d’Hiroshima.
Miyajima, … ou la beauté faite île
Du point de vue le plus élevé du ferry, Miyajima émerge de lourdes brumes qu’un faible soleil s’efforce de repousser. Une île troublante, un rêve, intense, avec l’odeur de la mer, les mouettes, la calme traversée des passagers pénétrés par ses forêts puissantes, épaisses ; telle une fourrure sur les flancs d’un animal préhistorique.
Minuscule vu du large, le torii, portail shinto orange et noir, se détache sur la droite entre deux écharpes de brouillard. Construit en 1168, il marque l’entrée du Sanctuaire d’Itsukushima (autre nom de l’île). Il symbolise la frontière entre mondes profane et sacré (l’île était autrefois une divinité). Accessible à marée basse, le colosse de bois plante ses lourdes pattes dans le sable dur tel un géant millénaire, des touristes lilliputiens s’ébahissant à ses pieds. A marée haute, il paraît surgir de la mer.
Le bateau accoste et vide son chargement de curieux sur des allées de sable. Décor ouvert, dégagé, de maisonnettes et de boutiques aux toits bas. La végétation monte à l’assaut des collines. Dès dix heures, les ferries accélèrent la cadence, déversant toutes les dix minutes des hordes ininterrompues de touristes, qui s’écoulent en bord de mer comme des rivières.
L’île, considérée comme l’un des plus beaux sites du monde, abrite aussi des daims, aussi mal lunés qu’à Nara. L’un d’eux s’empare de ma poubelle portative. Refusant obstinément de la lâcher, il s’acharne à déchiqueter le plastique à coups de dents et de sabots. Un respectable couple d’anglais vient nous prêter main forte et nous aider à récupérer l’objet de sa convoitise qu’il ne lâche que contraint.
Ses congénères poursuivent leur mastication à l’ombre, l’air renfrogné.
Le plus sage est de vite s’écarter du flot des arrivants. En longeant la mer sur la droite, loin de la cohue, les bruits se dissipent. De petits vieux prennent l’air sur leur terrasse en bord de mer ; sortent faire leurs courses ou jardiner. Plus loin, passés trois tunnels frais creusés dans la roche, où en poussant la voix on fait vibrer les épaisses parois en forme d’arc, de somptueuses falaises à pic surplombent l’Océan Pacifique.
Seize jours plus tard, veille du départ, rien qu’un au revoir
Dernier jour, jour précieux. Objectif pêche aux cadeaux. Depuis l’hôtel, remontée de la rue principale à pas paisibles. Les commerces ouvrent tranquillement les uns après les autres. La pluie qui pleuviotait gentiment commence à tomber dru. Le cou dans les épaules pour tenter d’y échapper, l’un de nous lâche : Flûte, pas de parapluie !
Il s’écoule cinq minutes à peine… Une dame entre deux âges s’approche, nous plante dans les mains un parapluie transparent déployé, un truc immense, expliquant à grands signes : Vous ne pouvez pas refuser ! Sortant triomphalement un pépin de son sac à main, elle nous regarde, sourit, reprend sa route satisfaite.
Touchés, nous nous serrons dessous. Un souvenir pour Marseille… où il ne pleut presque jamais !
A Nara et Kyoto, le goût des Japonais pour les enseignes en français rappelle la propension immodérée de commerçants Marseillais à faire usage, pour se démarquer, de noms anglais aussi farfelus qu’inexacts. Steak Ciel Bleu (un restaurant), Queue de chatons (des vêtements pour adultes), Conseil Grand Mariage (devinez !), Bisous (magasin de fleurs), etc., n’en sont que quelques exemples.
Autre facette désarmante : bien qu’il s’accommode de la laideur et de l’urbanisation à outrance ou de l’intrusion toutes les dix minutes de plages de pub télévisées d’une médiocrité affligeante, le Japonais essaime partout la verdure. Quel que soit l’état du monde environnant : sales types, meurtres en série, tremblements de terre, attentats, cyclones, rien ne semble l’empêcher de vivre l’instant présent.
Dans les pots de fleurs, les jardins minuscules, des mains invisibles disposent des chatons de faïence endormis grandeur nature, des suricates miniature assis sur leur derrière, des écureuils sur le point de bondir. Très kawaï [14], comme on dit là-bas. Besoin de douceur, d’un monde plus aimable ? Nostalgie de l’enfance, probablement, comme l’illustre la Mairie centrale de Tokyo, au dernier étage, avec sa vue périurbaine sur la cité.
Là-haut, un monde fou, des échoppes de souvenirs ressemblant à s’y méprendre à des magasins de jouets. Roses, bleues, pastels, des babioles tout droit sorties de dessins animés se disputent le chaland. N., neveu d’agréable compagnie, étudie là-bas depuis plus d’un an. Séduit par le charme des Japonais, il envisage de rester une année supplémentaire pour prendre le temps de les connaître. A la question étonnée sur le contenu déconcertant des boutiques, il réfléchit un instant et répond avec une certaine tendresse : Les Japonais sont de grands gosses. Et ajoute : Lorsqu’ils sont petits, les parents sont très permissifs avec leurs enfants. A l’âge adulte, se soumettre aux lois du collectif doit provoquer un chamboulement brutal.
A première vue, le Japon était loin d’être ma cup of tea. Après tout, il y a l’Ecosse, l’Islande, la Nouvelle Zélande, la Bretagne ( !). Tant de sites à tomber raide sur la Planète. Sans compter les milliers d’îles essaimées sur les mappemondes.
Ce n’est qu’un voyage, un tout premier voyage, le survol d’une civilisation aux antipodes de nos cultures et de nos modes de pensée. Manière de dire qu’il est impossible de tout raconter dans les détails. Après avoir posé le pied sur ce « continent » mystérieux et atemporel, les personnes que nous avons interviewées avant de partir, pour glaner un maximum d’informations, semblent elles aussi sous le coup du même enchantement. Comme tenues par un lien très ancien qui voudrait à nouveau s’enraciner dans son sol volcanique, longtemps et profond cette fois, pour voir ce qui en résulterait.
Intuition d’une force telle que nous nous sommes dit et répété comme une évidence : C’est sûr, on y retourne. Un regard complice et : En 2018 ! En un autre temps, une autre saison que celle des cerisiers, des touristes. Pour s’immerger dans le quotidien.
S’inspirer des différences culturelles : un trésor qui ne s’épuise pas. Certes, il y a des pays que l’on préfère à d’autres. Mais il est tellement stimulant de ne jamais cesser d’apprendre. La caractéristique la plus plaisante d’un voyage est la manière dont il fait voler en éclats les a priori et les idées toutes faites. Au Japon, on réapprend le comportement social, l’importance de la gentillesse, de la courtoisie, de la maîtrise de soi. D’être attentif aux autres, de ne pas bousculer les gens.
Ce qui pourrait nous diviser, rendre critiques, a opéré en nous comme un ciment. Un mélange surprenant et harmonieux de valeurs et d’aspirations, nourries de ce contraste au quotidien. Une invite à une réflexion de fond qui se perpétue une fois rentrés au bercail.
Au-delà des apparences, humains nous sommes. C’est notre point commun et la seule chose qui compte
Tzëelia CdRonde 5.9.2016
Texte et photos sous Copyright
[1] Auberge locale
[2] À l’origine, Tokyo est un petit village de pêcheursnommé Edo (« l’estuaire »). Tokyo, préfecture métropolitaine, capitale du Japo,et plus grande ville abrite 13 474 454 habitants intra-muros en 2015 et 42 794 714 dans l’agglomération. C’est l’aire urbaine la plus peuplée au monde. Principal centre politique de l’archipel depuis le XXVIIe siècle, elle accueille la plupart des institutions du pays : résidence de l’empereur, du Premier ministre, siège de la Diète (le parlement japonais), du Cabinet, ministères qui le constituent ainsi que toutes les ambassades étrangères. Durant la Seconde guerre mondiale, elle est détruite pour moitié par des bombardments aériens américains, mais rapidement reconstruite. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Tokyo devient une métropole de rang mondial grâce à un fort développement industriel
[3] Toilettes, en anglais
[4] san kerei » : salut à 45° : la plus grande marque de respect.
[5] Alphabet : chaque caractère hiragana représente une syllabe. Les kanji, caractères sino-japonais (classement officiel : environ deux mille signes) permettent de représenter les idées. Leur utilisation est indissociable de deux systèmes syllabaires, les kana, les seuls à noter phonétiquement la langue japonaise.
[6] Les katakana (lit.« kanas fragmentaires ») sont le deuxième syllabaire utilisé. Comme les hiraganas, ces signes correspondent aux syllabes ka, ki, ku, ke, ko, etc. Ils sont utilisés dans le système d’écriture japonais pour transcrire mots étrangers, noms propres étrangers, noms scientifiques (plantes et animaux) et onomatopées japonaises. Ils peuvent servir à mettre en valeur des mots écrits habituellement en kanjis ou en hiraganas.
[7] Pains de riz salés et fourrés : thon, pâte de haricots, algues, prune umebosi, oeufs, etc.
[8] Fécule blanche extraite de la racine d’une plante sauvage.
[9] Portail traditionnel japonais, érigé à l’entrée de sanctuaires shintoïstes, sépare l’enceinte sacrée de l’environnement profane. Symbole du shintoïsme.
[10] Nom chinois du Japon rapporté par Marco Polo (en mandarin standard : rìběnguó)
[11] Race de poisson ornementale, sous-espèce de la carpe commune Cyprinus carpio carpio Linnaeus, 1758.
[12] Yukata (littéralement « vêtement de bain ») : terme japonais désignant un léger kimono d’été pour hommes et femmes.
[13] Ginkgo biloba L. véritable fossile vivant (le L. signifie qu’il doit son nom d’espèce – biloba – à Linné).
[14] Mignon