Le réflexe de Pavlov
« La porte du restaurant s’ouvrit lentement.
Un maître d’hôtel, guindé dans son frac empesé, esquissa un vague sourire de bienvenue.
« Si Monsieur veut bien me suivre… »
Après un court slalom entre de lourdes tables de chêne recouvertes de nappes immaculées et ornées d’un vase en terre cuite dans lequel s’épanouissait un romantique bouquet de fleurs des champs , nous atteignîmes, en fond de salle, une belle table ovale dressée en face de la cheminée.
Le foyer était éteint, seules les braises encore incandescentes cachaient, sous un tas de cendres, des reflets argentés, des trésors dont je soupçonnais déjà la nature, une dizaine de pommes de terre en papillotes.
Soudain, une torsion dans ma tête. Un éclair rayé de points noirs. Et un nombre, 320.
Le malaise se dissipa très vite et je m’installai soulagé sur la chaise de paille sombre que l’on me présentait.
Le maître d’hôtel claqua des doigts et l’on vint m’apporter la carte. Le garçon, le noeud papillon légèrement de travers, était jeune, goguenard et un peu trop désinvolte pour un établissement de cette classe.
Je parcourus la carte avec d’autant plus d’appréhension que le sourire du serveur collé à ses lèvres ajoutait un trouble malsain à mon embarras.
Ma lecture toutefois me rassura. Je découvrais pêle-mêle , au fil des lignes, une farandole de mets des plus raffinés. Salade forestière aux cèpes et aux oeufs d’escargots, omelette truffée et persillée de fines herbes, écrevisses baigneur, pâté en croute et jambon braisé. Des entrées tout à fait alléchantes. La suite me conduisit d’étonnement en ravissement. Lièvre chasseur, homard à la mode armoricaine, cailles aux raisins de Corinthe, civet de chevreuil , anguilles grillées au feu de bois…
Les mots menaient devant mes yeux enfiévrés une ronde tentatrice scandée seulement par le diapason de l’horloge normande.
« Monsieur a choisi? »
Je ne pus m’empêcher de frissonner sous le regard insistant et ironique du garçon. Décidément, son peu de respect me troublait.
Je m’entendis ânonner quelques noms de plats ponctués par des fadasseries approbatives. « Excellent choix, Monsieur . Monsieur a du goût. Sommelier! »
Un type corpulent à l’aspect débonnaire et à la trogne luisante se matérialisa à ma droite. Je ne l’avais même pas entendu s’approcher. Il me tendit la carte des vins d’un mot courtois tout en m’insufflant en pleine face une haleine lourdement chargée. Le personnel manquait singulièrement de distinction.
Qu’importait après tout si le repas, lui, tenait ses promesses.
« Puis-je conseiller, Monsieur? Un Château Neuf des Papes cuvée 78 me paraît tout indiqué. »
Je me laissais guider, l’esprit curieusement embrumé avant même d’avoir avalé la première gorgée, les membres déjà engourdis. On approcha un verre, me fit goûter… La douleur fut instantanée mais brève et ces chiffres qui s’imprimaient dans mon cerveau, 130.
Le vin, par ailleurs, était excellent. Capiteux mais sans excès, de la robe, du corps et juste assez de jambe pour me titiller les papilles. Je n’eus que le temps de fermer les yeux de contentement pour mieux humer. Une assiette fumante exhalait son délicat bouquet. Deux pigeonneaux dodus baignaient dans leur préparation d’armagnac et d’olives vertes. Je me vis piquer une fourchette et la douleur revint plus aiguë.
760!
La langue pâteuse, les paupières lourdes, j’avais à peine avalé la dernière bouchée que l’on vint m’apporter le plat suivant, un rôti de sanglier à l’ancienne…
Depuis un bon moment, j’avais oublié la présence irritante de mes hôtes. Maître d’hôtel, serveur et sommelier, tous avaient disparu. Happés par l’obscurité moite de l’office. La salle était vide. Je devais être le dernier client ce qui expliquait en partie le comportement cavalier du personnel.
Seul le foyer continuait à grésiller et l’horloge à égrener ses intervalles de temps.
Ragaillardi, j’entamais le rôti avec enthousiasme. Ce fut fulgurant. Une torsion brutale et toujours ces chiffres, 470.
La descente fut plus longue, le retour à la normale plus pénible. Curieusement, ces symptômes ne m’inquiétaient pas.
Le plat achevé, la voix du garçon retentit derrière moi.
«Monsieur est satisfait? Monsieur prendra-t-il un dessert?»
J’étais rassasié. Je m’entendis lui répondre par la négative.
«Pourquoi, Monsieur, ne veut-il pas de dessert ? Monsieur a droit à un dessert!»
Son insistance commençait à m’irriter. Je tentais de protester. Il revint à la charge.
« Monsieur doit prendre un dessert, un dessert à 800 calories. C’est absolument obligatoire! 800 calories!»
Le malaise s’accentuait. Mes jambes se dérobaient. Un bourdonnement continu dans les oreilles, une douleur à la nuque comme une sorte de torticolis et la nausée qui montait…
« 800 calories ! » répétait le garçon en ricanant et l’horloge emplissait la salle d’un écho étrange. Étrange et persistant !
Une vibration sourde et continue. Une brume épaisse escamotait les formes. Il n’y eut bientôt plus que ce bourdonnement, ce bourdonnement… »
Jack ouvrit les yeux. La sueur lui brûlait les paupières et lui collait la combinaison vinylique à la peau. A chaque retour, une forte envie de vomir le prenait à la gorge. Il en connaissait les raisons. La conséquence directe de ses crises d’angoisse boulimique.
Au bout de cinq longues minutes, ses sens s’apaisèrent. Sa main gauche rencontra le bouton d’arrêt de son vibreur. Le froid contact du titane le dégrisa. Le cadran fluo brillait trop faiblement. Il lui faudrait encore bricoler la pile atomique de son réveil, il n’avait pas les moyens de s’en offrir un autre.
Il actionna le levier de descente du matelas à coussin d’air et mit un premier pied à terre. La manette des volets automatiques abaissée, il jeta un rapide coup d’œil par le hublot.
Le ciel d’un bleu anthracite révélait en plusieurs endroits des tâches plus sombres. Une pluie de météorites avait du endommager la coupole. Pour lui c’était clair. On l’enverrait ce matin même réparer les dégâts. Depuis que Jack travaillait au service de l’Aménagement, pas une journée ne passait sans qu’il fût astreint à tenter une sortie et il en éprouvait une peur légitime.
Si à l’intérieur, à l’abri des radiations, il était relativement en sécurité en dépit du fait que sur ce sol usé et appauvri ne poussaient que les nutriments nécessaires à la survie, dehors, au delà de la coupole, lui et ses camarades de l’entretien se retrouvaient seuls.
Les UV, les pluies acides, les débris de satellites, les poussières d’étoiles, tous les fragments rocheux et métalliques, plus rien n’était stoppé par une couche d’ozone et une atmosphère inconstantes.
Sa combinaison ignifugée ne lui procurait qu’une protection très relative. Après dix ans d’un dur labeur, il avait postulé pour une place au bureau de la comptabilité, un travail de fonctionnaire. Mais les affectations étaient rares et il ne possédait pas de piston.
Il s’assit à son bureau et glissa sa carte dans le distributeur de rations. Quatre pilules écarlates, pas une de plus. Il avait de la chance, la ration quotidienne d’un travailleur de force venait d’être portée à 3600 calories.
Il se remémora son rêve.
Des pensées malsaines, aurait dit son psy. Anti-sociales, aurait ajouté son contrôleur.
Peut-être devrait-il tout avouer au Grand Ordino, le confesseur électronique?Il ne s’y résolvait pas et cette hésitation en disait long sur la gravité de son cas.
On prétendait qu’on mettait au point un détecteur de songes. Mais cela prendrait du temps et il avait devant lui d’autres nuits.
Cette perspective avait de quoi le réjouir. Sa langue passa goulûment sur ses lèvres. Il se prit à saliver…
Fin
Jean-pierre Bertalmio