Ma fille chérie,
Depuis quelques jours, tu vas à l’école en portant un masque sur la figure toute la journée. J’en ai honte et je te demande pardon, pour cela et plus globalement pour le monde que je suis en train de te laisser.
Ce monde tel qu’il est aujourd’hui, c’est bien moi, nous, les adultes, qui l’avons coconstruit, par notre (non)volonté collective, à coups de renoncements, de compromissions, de manque de courage, d’égoïsme, et à coups de tricheries et de comportements prédateurs pour les plus ambitieux d’entre nous.
Tu entendras des adultes prétendre qu’on y pouvait rien, qu’on ne l’a pas vu venir, ou qu’on a fait tout ce qu’on pouvait, mais c’est faux. Il n’est guère d’adultes qui aient le courage de leurs idéaux, parmi ceux chez qui il en reste.
D’autres, optimistes, mettront en avant les belles réalisations humaines passées, mais de mon point de vue, celles-ci ne font que mettre en relief la passivité coupable de notre génération, qui n’a apporté quasiment aucune pierre nouvelle à l’édifice sociétal. Un édifice qui s’écroule actuellement par pans entiers, en France notamment.
J’ai parfois l’impression de chercher à t’endormir avec un beau village Potemkine fait de livres, de films humanistes, de belles paroles et de moments douillets, dans l’attente anxieuse que tu découvres par toi-même la triste réalité.
Nous sommes à ce point passifs, qu’aujourd’hui nous sommes allés jusqu’à accepter que vous soit imposé le port du masque à l’école dés l’âge de 6 ans, alors qu’il est désormais avéré que les enfants sont peu touchés par la COVID-19 et peu contagieux jusqu’à l’adolescence*.
Il faut dire que la France est sous-dotée en lits d’hôpitaux d’urgence et n’a pas l’intention d’augmenter significativement leur nombre. Le syndicat des médecins réanimateurs vient de s’en émouvoir**, mais tu rencontreras tous les jours des adultes prêts à t’ « expliquer pourquoi c’est normal », que ça prends du temps, que le gouvernement ne peut pas faire mieux, blablabla.
En disant cela, ils se pensent raisonnables et responsables, alors qu’au mieux ils ne savent absolument rien sur la question, et qu’au pire, ils recrachent juste consciencieusement des articles des médias dominants.
Ces gens-là estiment être « réalistes », mais en réalité, ma grande, ce sont des « Soumis Fatalistes à Œillères Pivotables », malheureusement l’espèce majoritaire.
Je me dois de te préciser que ton père ne vaut guère mieux, pseudo-intellectuel et « résistant en pensées » qu’il est.
Ce matin, devant ton école, il y avait des militaires qui « sécurisaient » ta rentrée en classe. Ils étaient là parce que nous, les adultes, avons laissé la France intervenir et tuer beaucoup de gens dans divers pays du monde au nom d’intérêts fluctuants et souvent cachés, parce que nous avons laissé la France vendre des armes à toutes sortes de régimes autoritaires, parce que, en définitive, nous avons laissé la France participer à des guerres militaro-économiques dans le seul but de pouvoir continuer à consommer frénétiquement, et parce qu’enfin il fallait bien que cela nous retombe sur la figure, quoiqu’en disent les adeptes de « l’axe du mal » des « barbares » ou du « choc des civilisations ».
Et je ne m’étendrai pas sur le sexisme et sur l’inégalité de tes droits réels par rapport à ceux des garçons, parce que ce sujet me serre trop la gorge. Là aussi, les SFŒP sont légion, qui minimisent encore le problème ou voient la paille dans l’œil de leurs voisins de confession musulmane.
Nous avons tellement peu fait, en dehors d’accorder un droit (fragile) à l’avortement. Et pour être tout à fait honnête, ton glorieux père n’avait que 3 ans à l’époque…
Et puis enfin il y a l’environnement, la cerise sur le gâteau…
Bien sûr, toi, tu ne me reproches rien, du moins pas encore. Tu prends les choses comme elles viennent, tu poses seulement de plus en plus de questions, c’est de ton âge, et tu as encore foi en les adultes, à 9 ans.
Mais cette actualité absurde et folle te marquera sans doute. Tu seras une adulte à qui l’on faisait porter un masque à l’école quand elle était enfant, et qui voyait régulièrement des militaires postés devant son école. Cela à cause de l’insignifiance cynique et résignée*** de ton papa !
Je te demande pardon, par avance, pour les reproches que tu ne manqueras pas de m’adresser.
Ton père qui t’aime.
A Marseille, le 19 novembre 2020.
En photo : Mélodine Agaïna Marquez
*** https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/CASTORIADIS/3964