Paris 13 novembre 2016. Bus 38

Bus_RATP_accessible_handicapé_Jean-Louis-Zimmermann

L’avais-je déjà croisée? Il me semble, oui.
J’attends un bus boulevard Saint-Michel. Deux dames plus âgées que moi, avec caddie pour les commissions, se saluent car se connaissent…Ce matin j’entends à la radio : La femme la plus corrompue d’Amérique…alors savoir qui était le mieux des deux, les américains ont voté, c’est Trump…on verra…ça fait un moment qu’il n’y a pas eu de 38.
Une autre dame, qui ne connait ni elles, ni moi, j’étais sur l’autre trottoir, j’ai traversé, il y a deux  38 qui sont passés à la suite, mais ça fait un moment maintenant, ah il y en a un qui arrive….bizarre on dirait qu’il est passé derrière, on ne le voit plus.
Elle, elle traverse dans notre direction, dans mon esprit  ces mots C’est une belle femme. Élancée, chemisier blanc, pantalon slim gris, veste cuir presque blouson, cheveux assez courts crépus, visage sans expression particulière, métisse, prend place dans le groupe informel qui attend le bus.
Sortie de lycée sans doute, des jeunes filles, toutes un peu semblables, cheveux aux épaules, vêtements de bonne facture, bavardent, s’embrassent, font des projets pour le soir.
Une voix hurle, à ma droite, je tourne la tête, la vois qui vocifère en direction d’une flaque noirâtre dans le caniveau, elle leur demande de partir, de la laisser tranquille…c’est ce que je traduis, je ne comprends pas les mots, du créole peut-être, curiosité teintée d’appréhension, les passagers en attente jettent un regard sur leur droite, vers elle, les lycéennes pouffent, le portable devant la bouche, le regard interrogatif, vaguement inquiet.
Elle est de nouveau paisiblement en attente d’un bus, les uns les autres ne peuvent s’empêcher de jeter un coup d’œil dans sa direction comme par inadvertance, brève éclipse dans le flux de leurs pensées, de leurs conversations, pas tout à fait dénuée de crainte.
De nouveau des hurlements, phonétiquement semblables à ceux de tout à l’heure, atmosphère un peu tendue, les visages se crispent.
Je me demande si je dois faire quelque chose, quoi, appeler la police, ridicule, à circuler dans n’importe quelle artère, à Paris ou ailleurs, on croise de ces êtres cabossés -souvent, en continuant mon chemin je me demande si nous partageons le même monde- mais elle, elle ne semble pas totalement coupée de ma réalité, la faille est en elle, pas entre elle et la réalité commune, elle se comporte comme moi, sauf par moments.
Je me sens fébrile, sur le qui vive, mes clins d’œil en direction de mes voisins confirment que, eux aussi, sont en alerte. Que fait le bus 38. Certains, parisiens habitués, renoncent au 38, vont prendre un autre bus à un autre arrêt.
J’ai peur de monter dans le même bus qu’elle, c’est idiot, elle n’est pas dangereuse pour les autres, son combat la met aux prises avec ceux qui la possèdent, l’occupent, rongent son âme (ou lui donnent force ?). Je voudrais aussi poser ma main sur son bras, lui dire ma sœur, échanger un sourire avec elle…
Un 38 arrive, elle ne le prend pas, moi oui.