Un sac au dos, l’autre en bandoulière, un carton sur le ventre genre femme enceinte, sans oublier le sac à choses persos. Suis sur le point de jucher un de ces trucs qui pèsent une tonne sur un piton sans tête quand tous deux m’invitent gentiment de la tête à prendre place entre eux sur le banc. Un homme âgé tout fluet dont les pieds ne touchent pas le sol, l’autre, une masse d’homme, tassé sur lui-même, pas jeune non plus. Je souris un merci, me cale, jette un œil autour de moi.
Après, on sait plus trop quoi se dire. Je regarde en face en attendant le bus, histoire de passer le temps. Tous les trois on regarde droit devant : la vitrine de photocopies, un bus à l’arrêt, le flot des voitures, les gens qui trottent dans tous les sens. Le petit homme à gauche ne dit rien. Peut-être qu’il écoute, peut-être qu’il rêve. Le balèze ouvre la bouche, s’immobilise, la referme. Se ravise, finit par se lancer. Sur le temps, si je suis née à Marseille, tout ça. 15 ans, ça fait de moi une Marseillaise ! Il dit que non, LA condition pour être un véritable autochtone selon lui, c’est d’y être né (le Marseillais de souche, ça existe avec tous ces métissages ?!). Marseillaise, de cœur en tout cas. Non, il dit, genre c’est comme ça, sans agressivité mais carré, peut-être ça le rassure.
Pour pas laisser mourir la conversation, on continue. Ah, vous êtes de Bretagne ! c’est pas le même temps qu’ici, ça oui. Moi je viens du Nord. En hiver il faisait moins 20. Je vois les stalactites aux toits des maisons, nous à 10 ans tout transis dans la petite station de montagne, mes doigts violets, me demande s’il exagère pas un peu. J’acquiesce pour l’encourager. J’y retourne plus, non. C’est quand j’étais gosse. Entre les mots, à ses silences, à sa réserve, on sent toute une histoire qui ne peut pas se dire. A 7 ans, je menais tout seul les chevaux, je leur donnais à manger...
Chaque fois qu’il parle, il regarde ma bouche, ma petite bouche. Peut-être qu’il se demande comment les mots s’y forment, et s’organisent pour sortir ensuite sous forme de sons ? Je vois moi aussi les moindres détails de son visage, la vie qui s’est gravée. Il a connu la guerre, ce type, quand il était petit. Ses yeux profondément enfoncés dans des plis de peau fatiguée, ses yeux délavés, sa peau épaisse, la lèvre inférieure mauve et gonflée. Il y a de la bonté derrière la rudesse, quelque chose de touchant dans ses efforts pour causer, lui le gars usé, pour faire connaissance pendant quelques minutes du temps de sa vie.
A gauche, le petit homme a disparu.
Soudain une brusque effervescence annonce l’arrivée imminente du bus. Arrivée qui provoque à chaque fois le même phénomène : de partout surgit une foule jusque-là invisible. Compacte, elle se masse devant la porte de devant et la porte arrière, avec l’espoir pour ceux-là -si elle s’ouvre- de profiter de l’entrée d’une poussette pour avoir une place assise avant les autres. Agrippé à une barre, tête baissée, le type qui m’a parlé la redresse, m’indique une place, vite, s’assure que je m’y installe avec mon chargement.
A l’entrée, tout le monde s’écrase avec ses achats, ses mômes, le poids de son propre corps, trop vieux, trop gros, trop nourri. La plupart voyage gratos, pas les moyens ou pas envie. Puis quand tout le monde s’est trouvé un coin, le bus démarre lourdement, tel un mastodonte ; sa charge humaine oscille au gré de la conduite. Cerné par les gens qui s’entassent, l’homme est loin maintenant, séparé de moi par les sièges encombrés, les couloirs bloqués.
Pas pu lui dire ni merci ni Au revoir ni rien, il est déjà sur le trottoir, tout seul. La nuit descend, il fait presque nuit, pas tout à fait. Derrière les reflets de la vitre, il a l’air un peu perdu, un peu sonné. Le bus redémarre au moment où il se décide à se mettre en route.
Le trottoir file le long du bus qui repart, il fait nuit noire maintenant, et sur le macadam, personne. Un bout de lune pâle apparaît entre les toits.
La nuit recouvre de son manteau la ville calme et ses vivants.
Cécile de Ronde/Tzëelia, texte en Copyright, 8 avril 2018.
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