Ca n’est pas facile, je te jure, c’est compliqué
Il y a tant de paroles et de mots et de concepts
Tout d’un coup, c’est comme si on avait retourné la nappe
Les miettes sont éparpillées partout, partout
Collées à la mappemonde sur laquelle on mange, on vit, on dort
Des miettes de réel qu’un grand coup de vent
N’a pas encore dispersées
On peut y piocher et l’une d’elle fait facilement un repas
Un souper de pensées
Une collation pour l’après
Mais dans le même temps, l’après nous sature
C’est pratique l’après mais franchement
Quand il s’agit de passer de pièce en pièce
Et encore
Quand on a plusieurs pièces
Ça sature même jusqu’à nos pas qui se copient les uns les autres
L’après, il se mange maintenant et on ne sait plus quoi
On ne sait plus très bien quoi
Il faut compatir, ça bien sûr
Les textes pleins de mots mais surtout pleins de rogne
Pleins de bruits étouffés d’une catastrophe en route
Plein de pleins, des mots qui se tressent les uns aux autres
Sans distance de sécurité
Ils forment une longue chaîne qu’on n’interrompt pas
Qu’on n’interrompt que rassasié
Comme une interminable rasade quand les dernières gouttes perlent dans le goulot de la bouteille
Jusqu’à la bouche, les mots entrent et font un délice amer
Car c’est horrible et sans cesse beau comme c’est horrible
Après, mais juste après,
Après avoir lu, on a envie
On a envie, de tout, de tout
Crier
Étreindre
Le monde, les autres
Allumer
Prévenir
Donner
Un geste, quelque chose, un minimum vital
Un de ces trucs qui ne se donnent pas
Un de ces trucs qui se prennent dans l’air
Au contact
Le même air dont on a peur qu’il soit un poison
Alors, on like
Voire plus, car il n’y a pas longtemps
Toutes ces émotions contenues dans le visuel
On les trouvait ridicules
J’aime, j’adore, haha, wouah, grr, triste
Mais maintenant, ça peut faire chavirer
Maintenant qu’on est un bateau sur une mer délimitée
Délimitée aux quatre coins par notre impuissance
Alors les soignants et leurs mots
Sont comme des comètes qui passent
Des étoiles filantes qui n’ont pas le temps de s’arrêter
Comme sur le tapis du ciel, ils courent, ils n’ont pas le temps
Se soucier, quand c’est un métier
C’est compliqué
De devenir un bon spectateur
Pas un gentil ni un bon spectateur, au vrai
Mais un spectateur du tout qui se forme
Un peu comme si les planètes et les étoiles
Et cette foutue Cassiopée
N’existaient que parce qu’on la voyait
Enfin bref, il y a ça dans ce qu’on lit
Il y a la beauté directe d’un vent qui referme la porte
Nous laisse songeur avec notre silence et nos pauvres mots
Notre pauvre absence de mots qu’on remonte
Comme un Sisyphe chaque jour
On a envie, envie mais qu’est-ce qui pourrait bien être utile
Quelles sont les premières nécessités quand on ose n’avoir ni faim ni soif
Et c’est là
Là vraiment que c’est compliqué
Car il y a d’autres textes
Et les autres textes, ils découpent et ils forent
On n’y voit plus les soignants, les au-front
On ne parle plus de la détresse qui palpe sous les phrases simples
Sous les anaphores d’un quotidien brûlé
Le matin, je pleure, le soir, je pleure et la journée, je pleure encore
C’est compliqué pour les autres textes
C’est compliqué de les aimer
Ils sont écrits de là où on les lit
Avec le temps qu’on a pour les lire
Ils nous parlent de l’après
L’après qui est en train de se créer maintenant
Maintenant que nos seules ressources, nos maigres ressources
C’est le partage sans le corps
Grr
Triste
N’empêche que ces textes aussi, ils entrent et ils pénètrent
C’est horrible mais on aimerait, oui
Quelque part, sans oser le parallèle,
Qu’ils nous possèdent et ne nous lâchent pas quand nous ressortirons
Waouh
Ce sont des textes de combat, presque inaudibles
Pour ceux qui combattent
Les textes parlent de durcissement, de répression
Les textes parlent de confinement social
Demandez à Leïla ce qu’elle en pense
Depuis ses roses trémières de sa campagne
Qui ne ressemblent pas, ça, c’est certain,
Au bain de réel qui colle aux mains et aux figures
Au bain dans lequel il n’y a pas 10 jours, on lapait tous
Et les textes comme ceux-là disent que l’adaptation
Commencer à écrire dès le lendemain
C’est une violence
Que faudrait pas non plus pousser
À dire que tout ça, à coups de j’aime et de j’adore
C’est de la responsabilité de chacun
Qu’on se rappelle du même grand tout,
Celui qu’on regardait tout à l’heure
La nappe d’étoiles, le ciel de miettes
La nappemonde
Elle est aussi faite de ces colères-là
Des ces analyses-là
De ceux qui ne s’en laissent pas conter
Pas compter
De leur glaciale clairvoyance ils semblent narguer
Comme le piolet planté bien profond dans la glace
Par le premier de cordée, qui regarde toujours en plongée
Les autres pauvres tresseurs de mots et de concepts
Pour qui c’est compliqué
Parce que ce qui est beau peut aussi être froid
On s’y perd à aimer les mots du combat et les mots du sacrifice
On reprendrait bien un oxymore à l’apéro
Arrêtez encore
Que le froid vienne zébrer le ciel de ses éclairs au milieu des comètes
Que le tableau soit complet
Et que nous sachions le regarder, dans toute sa complexité
Dans toute son humanité
Mais c’est compliqué.
Nicolas Bole