Dans une première partie il s’agit d’examiner le principe de fonctionnement selon lequel une société cherche à persévérer dans son être. Un univers mental cherche toujours à persévérer dans son être et ne renonce jamais de lui-même à lui-même si ce n’est sous la pression de forces extérieurs considérables .
Le système, l’engrenage, formé par le néolibéralisme et les efforts qu’il produit pour différer sa propre saturation finira indubitablement par arriver à saturation. Il est évident que, dans le domaine de l’égarement, notre société a les moyens d’aller plus loin que les autres.
Pour maîtriser ce futur effrayant qui nous échappe, nous mettons en œuvre tout notre savoir pour l’asservir, pour faire qu‘il ne puisse être autre chose que la continuation amplifiée du présent. C’est le rôle par exemple du crédit.
En bouleversant ce cycle, en l’accélérant et en le dopant, la marchandisation des pratiques et des désirs met en place les conditions d’une catastrophe psychique sans précédent, comme l’abus des engrais et des pesticides met en place celles d’un désastre biologique. Il peut se faire que cette catastrophe programmée soit le passage obligé vers une métamorphose radicale de l’humanité. Que la stérilisation de tout ce qui avait donné leur prix aux choses et constitué le sel de la vie soit le passage nécessaire vers une nouvelle humanité que nous ne pouvons même pas imaginer… Rien ne pourra arrêter cette tendance, dans laquelle l’auteur voit la réalisation d’une loi profonde de la physique sociale, la tendance des systèmes, une fois qu’ils ont passé un seuil critique, à s’emballer et à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes… bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer dans leurs débuts balbutiants.
La civilisation libérale est la culture de la sortie de la culture. On voit émerger le concept de décroissance supportable qui n‘aura de sens que si l’équité entre les peuples est maintenue. Les peuples riches et technologiquement développés devront en prendre l’initiative. Ils devront volontairement décroître, et de façon considérable, pour permettre aux peuples pauvres de parvenir à une partie de leur consommation. Mais qui fixera le point de rencontre ? Le développement durable constitue un exemple d’une des figures de style aujourd’hui les plus prégnantes, celle de l’oxymore.
Dans une seconde partie il analyse la prégnance de l’oxymore dans notre société. La montée des oxymores est un fait marquant ( il rapproche, hybride, fait fusionner 2 réalités contradictoires ; sa fonction est de tenir ensemble dans l’imaginaire deux affirmations incompatibles) peut être force d’équilibration, de libération ou de formatage.
La société libérale, comme ses prédécesseurs produit des oxymores mais elle le fait consciemment au service du pouvoir. Tout monde culturel cherche une cohérence antagoniste (G. Durand), formant une
écologie spontanée de l’esprit ; elles sont de plus en plus forgées artificiellement, pouvant devenir outils de mensonges ; aujourd’hui leur fonction d équilibration est de plus en plus transformée en injonction paradoxale.
Il n’est sans doute pas inutile de revenir sur les thématiques fondamentales du nazisme pour se demander si notre époque n’est pas en train d’enfanter un nouveau monstre. Le projet d’Hitler était de
remodeler le monde par la force grâce à des innovations technologiques formidables (autoroutes, fusées, médiatisation/ propagande de masse…), d’exalter le narcissisme du corps ; il a anticipé la modernisation de la langue avec les sigles (masquant les réalités dérangeantes), appliqué aux juifs et aux tziganes les méthodes d élevage et d’abattage que l’agro-industriel pratique aujourd’hui, inventé la guerre-spectacle pour signifier l’arrivée d’un ordre nouveau.
Si, comme le considèrent certains philosophes, le thème central de la modernité est l’arrachement, c‘est bien par l’arrachement et la rupture que le nazisme anticipe notre modernité, il en est l’anticipation
démente, la version paroxystique. Certes les nazis avaient une passion pour les forêts profondes, ont promulgué des lois de protection de la nature et des animaux faisant du Echt, le vrai, l’originaire, le contrepoids imaginaire de l’Ersatz, la copie dégradée, qui est le quotidien. Notre époque ne fonctionne t-elle pas de la même façon, compensant l’apologie du libéralisme et de la consommation par un Grenelle de l’environnement ou une Convention citoyenne pour le climat ?
Aujourd’hui le néolibéralisme, ayant éliminé les deux totalitarismes du 20° siècle, est seul en lice. Avec la crise actuelle il y a bien un retour en grâce de l’État et des politiques publiques mais il est très peu probable que cela entrave le développement de ce qui sera un nouveau monstre.
Si contradiction et conflit sont inhérents au mental et si la croissance est la condition transcendantale de tous les équilibres libéraux, notre société multiplie les oxymores pour se masquer que le projet qui la fonde est intenable : elle croit durer en multipliant les fantasmes et faisant du mensonge raisonné un secteur essentiel de l’économie ; le système ira au bout de sa logique , imposant à la population mondiale une double contrainte insoutenable et les empêchant d’accepter des actions radicales nécessaires.
L’étymologie grecque d’oxymore signifie folie aiguë, la novlangue libérale essaie de transformer en positif, en durable les incitations incessantes à consommer, dont le résultat ne peut être que chute dans l’abîme. Est-ce pour autant destin inéluctable ? Quelles seraient les conditions fondamentales d‘émergence d’une liberté, d’une inventivité, de nouvelles structures mentales, de nouvelles représentations ?
Il semble qu’une tension extrême est nécessaire pour que naisse une réinvention, sans doute par éruptions discontinues. Plus il y aura saturation, plus la liberté humaine sera contrainte d’abdiquer devant la physique sociale, plus la vie humaine sera bousculée. Impossible encore d’imaginer l’humanité qui sortira de cette apocalypse ; à condition que cela se produise !
Il ne suffit plus aujourd’hui de vouloir se débarrasser de notre tendance à produire des déchets, à surconsommer. L’issue ne laisse aucun doute : le confinement de l humanité sur la planète terre, animaux dépendant d’une foule d’autres animaux est inéluctable et ce n’est plus un système (politique, culturel, localisé…) qui sature, c’est LE système, cette voie qui a réussi à s’imposer comme LA voie.
Cela servirait-il à quelque chose de réfuter le néo-libéralisme qui est insensible aux arguments ? Il est né d’une conception pessimiste de l’être humain : l’État doit se contenter d’interventions minimalistes
sans insuffler de valeurs, au profit du nouveau grand ordonnateur, le marché qui rendra heureux les consommateurs mais tout se retourne et provoque la guerre entre tous. Ce système prétend répondre à
une nécessité naturelle sans avoir besoin d être théorisé avant d’être réalisé à la différence des autres systèmes sociaux plus anciens.
On peut se demander si l’homme n’est pas devenu un loup pour l’homme sans l’avoir été au départ, la thèse de Hobbes devenant une prophétie auto-réalisatrice, la doctrine libérale parvenant au résultat contraire de ce qu’elle prétend instaurer ; le projet néo-libéral est de nature fatale. Au fur et à mesure que la catastrophe se précise, il y aura de plus en plus de réactions, désobéissance civiques, violences contre le système mais la décélération viendra sans doute trop tard compte tenu de l’inertie du système… la question est d’évaluer la violence du choc devenu inéluctable.
L’humanité survivra sans doute, survivra dans un monde dégradé…avant une possible reconquête qui ressemblera à l’un des douze travaux d’Hercule, celui qui a consisté à nettoyer les écuries d’Augias ( n’ayant pas été entretenues depuis plus de 30 ans, elles débordaient des excréments du grand troupeau d’Augias), décontaminer, repeupler en espèces diverses, recréer la biosphère après avoir décontaminé les esprits en particulier en changeant notre conception de l’Histoire. Du point de vue de sciences comme la cosmologie, la paléoanthropologie, l’homme, loin d’être un être fixe, est un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire des millions d’années ; c’est au nom d’une conception élargie de l’histoire et du progrès qu’il faut refuser par tous les moyens la marchandisation du monde .
« La nature humaine n’est pas ce qui nous contraint d’être ce que nous sommes mais le pouvoir qui nous habite d’être toujours autres » : Pour Castoriadis il s’agit de réconcilier le cosmique et la Cité, le développement infini a remplacé l’idée de progrès, est-il encore possible de lui substituer une éthique et une politique de l’autolimitation.
Ce qui frappe à la lecture de ce ce livre dont la première édition a paru en 2009 (réédité en poche à La Découverte) , c’est son actualité quinze années après, actualité décuplée par la crise de la covid-19, liée à la saturation décrite par l’auteur, qui amène à se questionner sur la réalité d’une inflexion éventuelle de la course à l’abîme. L’auteur ne veut pas être pessimiste ; il pense qu’il faudra vraiment être au bord du gouffre et subir un grand choc qui provoquera une réaction salutaire.
Personnellement je pense qu’une prise de conscience individuelle massive amenant des changements dans le quotidien de chaque instant aussi bien que la participation à des actions collectives (légales et moins légales, en tout cas légitimes) pourra être un facteur de cette réaction… je ne suis pas très optimiste même si je pratique l’un et l’autre.
Les penseurs dont B. Meheust s’est inspiré, dont il a utilisé les concepts sont Dominique Bourg, Planète sous contrôle ; C. Castoriadis, Carrefour des labyrinthes ; Gilbert Durand, L’âme tigrée, les pluriels de psyché ; Marcel Gauchet, La démocratie d’une crise à l’autre ; F. Hayek, La route de la servitude ; François Meyer, La surchauffe de la croissance ; Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale ; Ph. Pignarre, I Stengers, La sorcellerie capitaliste ; R. Ruyer, Les nourritures psychiques ; Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques et L’individuation psychique et collective.
Martine, juin 2020
La politique de l ‘oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde
Bertrand Meheust, Éditions La Découverte
Disponible en version numérique à 7,99€ ou 8,50€ en version papier.