Malmenée autrefois par l’histoire, Berlin qualifiée de « capitale mondiale de la culture alternative » par Libération, montre une vigueur et une créativité stimulantes. Tout, de sa manière de vivre à son rapport à l’autre, est matière à inventivité et, pour le voyageur, une invite perpétuelle à l’exploration.
Après l’avion et ses nuages, la ville, la nuit. Quarante minutes de S.Bahn -le métro aérien- au-dessus d’un Berlin qui scintille de milliers d’enseignes nocturnes. Terre d’accueil des fauteuils et véhicules roulants en tout genre, cette fois il a fallu rebrousser chemin pour changer de ligne. Car dans le U.bahn souterrain de correspondance, certaines stations de métro jugées trop anciennes ne sont pas équipées d’ascenseur.
La station Savignyplatz donne sur une jolie ruelle sombre, prolongée à sa droite par la rue Bleibtreu1. Une rue lumineuse, bordée d’arbres, de boutiques luxueuses et de belle facture, d’immeubles aux balcons généreux, classieux et droits comme des officiers. Charlottenburg déroule son entrelacs de belles et vastes avenues, ses rumeurs noctambules qu’éveille le printemps. Un quartier cossu où, ça et là, des plaques carrées de laiton jaune incrustées dans le trottoir soufflent des noms du passé. « Ici vivaient Mr et Mme Abisror, Adelman, Abahel… et leurs enfants ». Femmes, hommes, enfants embarqués pour un aller simple dont le souvenir hante encore la capitale.
D’après le plan, l’hôtel se trouve tout au bout, à gauche.
Le Mark Apart Hotel est un grand ensemble de chambres modernes qui donne sur la rue sous de blancs réverbères. Matin et soir, des cars étrangers chargés jusqu’à la gueule déposent, et remportent, des essaims de gens âgés en goguette.
Le fauteuil teste et explore la chambre spacieuse, la salle de bain d’un blanc aveuglant aux serviettes immaculées. Les deux lits, accolés en guise de lit double, rebondissent agréablement. Un lieu idéal pour oublier les kilomètres parcourus par dizaines. Et suivre des yeux l’écran télé géant qui renvoie des images d’une Syrie écartelée ; de l’élection attendue du futur président français. Suit un fascinant championnat du monde de snooker, variante du billard. Puis des films et émissions de téléréalité, identiques à ceux qu’on trouve en France, tronçonnés de publicités intrusives et de médiocre qualité.
Le point de vue du touriste hors des sentiers battus
Un agréable moyen de goûter l’atmosphère de la ville est de la parcourir à pied, en tram, en métro aérien ou U.bahn. Du doigt, on trace un itinéraire sur la carte fragile vendue à la Brandenburger Tor par l’Office du tourisme. En long, en large, en diagonale. Histoire d’explorer une facette inconnue de la capitale. C’est l’heure de prendre un solide petit déjeuner chez Alex à la station Alexanderplatz, avant toute chose. Les élégants kiosques à journaux, portiques de cartes postales et commerces rapetissent derrière le promeneur matinal. Une salle de cinéma en réfection affiche « Das Leben gehört uns 2» (en français : « La guerre est déclarée »). En ce matin frais et venteux, tout semble dire, en effet, que « la vie nous appartient ».
Chez Alex, la carte propose de petits déjeuners gargantuesques à volonté. La générosité du buffet attire les affamés, les grands marcheurs : confitures, charcuteries, œufs brouillés, fromages frais – poivre, fruits rouges-, miel, fruits, saucisses et boulettes aux herbes, viande chaude, salades, pains aux céréales de toutes sortes. Au moment du départ, le serveur paraphe l’addition d’un chaleureux « Guten Tag » ou « Viel Spass ! » La journée sera belle, oui, riche de plaisirs !
A deux pas de là, Allemands, Hollandais, Anglais, Japonais piétinent dans la file d’attente de la Fernsehturm pour voir Berlin de haut. Interdite par les pompiers aux personnes à mobilité réduite pour raisons de sécurité, il nous faut renoncer à la montée vertigineuse des 368 m en 20 secondes de la tour de télévision. Désolé, l’homme à l’accueil nous gribouille sur un papier froissé : Panoramapunkt et encourage : « Ja ! Bitte, nehmen Sie die rote Linie bis Postdamer Platz ! » En allant jusqu’à Postdamer platz, construite sur le tracé de l’ancien Mur, Berlin dévoilera ses parcs du haut de La tour Kollhoff, ses rues tracées au cordeau, son architecture audacieuse, ses tout petits humains, leurs voitures minuscules.
Sa curiosité satisfaite, le citadin se distrait en flânant le long de la Spree. Sur ses rives tièdes et gazonnées de vert, Berlin festoie, déjeune, fait la sieste en maillot. Ou rêve, les pieds dans l’eau. Vélos et landaus désuets bringuebalent sur ses chemins terreux. Des gens mangent en marchant, plongés dans leurs pensées pendant que des ados, qui vendent à la sauvette, lancent : « Mineral Wasser, Coca-Cola ».
Leurs corolles cerclées de détritus, les poubelles saturées crachent l’histoire du monde.
La perspective reste belle : lumière, saules pleureurs, buissons en fleurs. Une relative quiétude sourd de ce mois de printemps tout neuf. Au loin, la ville ronronne dans un miroitement de vitres et de pare-brise démultipliés. Il suffit de quitter les quais, de dévier légèrement au gré du hasard, d’erreurs d’aiguillage ou d’arrêts obligés dus aux travaux de rénovation du métro, pour découvrir de vieilles rues dallées aux trottoirs usés, des expos d’art underground, de beaux porches fatigués. Coincés entre deux bâtisses, de petits terrains de sport et de mini squares font d’insolites traits d’union.
Fin de journée. A mi-chemin de la Kantstrasse, dans son restaurant étroit au bar de bois clair, un cuisinier japonais avare de mots sert une soupe de nouilles de riz maison, à saupoudrer de piment et de sésame grillé.
« Ja », « Nein », « mit Fleish 4», ou « vegetarisch Rezepte 5», répond l’homme sobrement. Au fond du bol, sous les légumes à la sauce miso, de savoureux copeaux de viande de boeuf. « Grüner Tee », annonce-t-il, en tendant une tasse fumante au-dessus du comptoir.
Coulisses, arrière-cours et surprises
Situé entre Kreuzberg et Neukölln, Huetten Palast vaut vraiment le détour. En plein décor urbain, sous le toit d’une ancienne usine, deux bungalows et caravanes à dos rond reproduisent un camping des années 60. Au lever, le client prend le petit déjeuner « dehors » devant sa porte ou avec ses voisins. Lunch et brunch se mitonnent dans la petite salle de restaurant qui donne sur une de ces rues aux pavés inégaux du vieux Berlin. Menu éthique : jus de fruits, légumes et fromages « organic » (biologiques) ! Dans ce rectangle de murs sévères, envahis de lierres et autres plantes grimpantes, le coin très convoité de la balancelle offre aussi une jolie vue de l’ensemble.
Le soir du 1er mai, Kevin, le serveur, répète sur un ton pressant : « Ca va être chaud dangereux. Ne restez surtout pas aux abords du canal ». En effet, d’interminables flottilles de camions et de voitures de police remontent les berges, toutes sirènes dehors. Le lendemain, le journal télévisé titre : « 1er mai révolutionnaire. 25 000 manifestants en souvenir des émeutes de Kreuzberg, il y a 25 ans ». Pour la plupart, beaucoup de jeunes, enragés. Dominique, un français qui vit ici depuis plus de quinze ans, commente : « Le 1er mai, c’est la fête du travail et à Berlin, la fête des ennuis. Les autonomes 6 organisent toujours une bataille de rue avec les policiers. Mieux vaut s’écarter du quartier ce jour-là. »
Sillonner Berlin, c’est aussi traverser d’immenses chantiers, balayer du regard le sable, les limons et l’eau noire dans laquelle se reflètent ciel et nuées. De longues péniches patientent au ras de l’eau, chargées d’outillage jusqu’à la gueule. Des pelleteuses progressent gauchement sur des amoncellements de gravats, semblables à ces gros insectes des films de fiction des années soixante.
Dans les entrailles et hauteurs de la métropole, des ouvriers lilliputiens s’activent en casques et tenues jaune fluo. Ville-ruche, industrieuse et multiple, fidèle à elle-même, Berlin toujours se métamorphose. Il y a quelques années, suspendue dans les airs et à demi construite, la Hauptbahnof, gare principale, semblait même prête à s’envoler.
Tzëelia CdR, 16 mai 2015, Berlin.
Cf Blog Qui Vive
Texte et photos sous copyright
1 Reste fidèle
2 La vie nous appartient.
3 Amusez-vous bien
4 Avec de la viande
5 Recette végétarienne
6 Le mouvement autonome se définit comme une lutte pour l’autonomie du prolétariat face au capitalisme et à l’état, mais aussi aux partis et syndicats. Il est classé à gauche de l’extrême gauche et fortement inspiré par le courant libertaire et le marxisme luxemburgiste et/ou conseilliste. Issu de l’près Mai 68, le mouvement autonome définit l’ensemble des initiatives hors partis et organisations qui en prise directe avec les nouveaux mouvements sociaux prônent une forme organisationnelle anti autoritaire et insurrectionnelle révolutionnaire. Cet aspect violent et anti étatique serait souvent le seul retenu par les médias.