La grande crise

Claire Chatelet

C’était il y a 3 semaines déjà. Déjà la grande crise.
J’ai le plaisir de présenter, en écho à ce texte, une photo réalisée par Claire Chatelet.

 

Il y a un trou dans le temps

Dans le circuit du temps

On savait bien jusqu’ici ce qu’était une semaine

Quelques jours, une soirée, des trous d’air

Un souffle à peine, une petite brise sur un moteur de jambes 24/7

Des ici, des là-bas et s’il y avait crises

Des pluriels de crises

S’il y avait des moments où les épaules tombaient

Ou l’on regardait loin, pour sauter sur un nuage

Et y rebondir sans fin et sans y croire

Eh bien, que c’était doux et futile

Comme le froid tranchant d’une rondelle de bois

Qu’on garde dans sa main, en la tournant la retournant

Distrait et nanti par le sentiment si fugace

De retrait du monde qu’elle donnait à la peau

Mais maintenant, la semaine

Ce bloc intense de marbre brut

Qui ne se laisse pas attaquer

Ou alors au burin

La semaine qui prend l’alangui pour acquis

La semaine qui mange ses jours

Ses pauvres petits qui ne veulent plus rien dire

On voudrait bien que la semaine reprenne sa forme

Mais c’est peine perdue

C’est un ballon dégonflé qui louche vers le sol

Qui fait douter de l’idée même de crise

Le singulier de la crise

Car tout devient comme normal, monstrueuse banalité

Lever, manger, coucher

Languir, maudire, applaudir

Ceci n’est pas une crise

On se chante tous les jours

On n’oubliera pas de se sourire dans la rue

Après

On n’oubliera pas de penser au silence feutré des villes

Après

On n’oubliera pas de se promener en regardant la mer qui se partage

Après

On n’oubliera pas de se frôler comme des chats

Après

La crise pénètre en nous et fait son nid

Les oisillons sont déjà sur leurs pattes et tissent leur habitat

Aucune raison que les oeufs

Les oeufs de la crise

Soient moins stériles que les autres

Brindille après brindille

La crise fabrique son enclos contre elle-même

Une vraie crise, elle ne veut pas se regarder en face

Elle ne veut pas faire face

Elle ne sait pas faire face

Alors elle se terre

Et il faut aller la chercher avec les doigts

Mais je veux dire une vraie vraie crise

Un truc paradigmement dingo,

Si on y regarde de plus près

De très très près

Eh bien

C’est nourri au Paradox 200mg

Car les pattes des oisillons sont des frêles brindilles

Mais les ailes n’ont pas meilleure allure

Alors on tombe pas, on s’envole pas

La crise se mange elle-même

La crise nous laisse sur place

Avec l’illusion d’avancer

Parce qu’on est trop humains pour ne pas,

Vertigineuse entropie

On a beau secouer nos mains et dire

On n’oubliera pas combien le manque de contact physique est un supplice

Et penser

On n’oubliera pas l’importance des regards d’une fenêtre à l’autre, d’une rue à l’autre

Et gueuler

On n’oubliera pas de vraiment prendre soin de soi

Le temps se recroqueville sur nous

Une semaine, déjà une semaine

On palpe l’air statique autour de nous

Et notre vérité qui s’échappe au lointain des autres

Il faut bien le dire comme ça

Car le contraire d’au contact des autres

Ça n’existe pas

Pas plus que le temps qui se laisse enfermer

Deux, trois, quatre, cinq, six

Je ne comprends déjà plus

Le sens du mot semaine

Et c’est là, tout au fond

Là-bas bien planquée

Irradiant tout

Que je la sens

La crise

La grande crise.