« On est arrivés au moment où il faut faire sauter le couvercle »

Start Revolution - Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
Manif Youth for Climate – Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi

Cyril Dion est cinéaste et écrivain. Il est notamment l’auteur, avec Mélanie Laurent en 2015, du film Demain, qui ressort dans les salles en décembre, ou en 2025 du livre La lutte enchantée, un recueil de ses chroniques diffusées dans l’émission La Terre au Carré sur France Inter. Il était à Marseille le 14 novembre pour fêter les deux ans du Tiers-Lab des Transitions. Nous l’avons rencontré. Entretien.

Qui Vive : Vous êtes parfois associé à l’écologie des petits gestes, mais sur la quatrième de couverture de votre dernier livre, La lutte enchantée, vous dites justement que « les petits gestes ne suffisent pas ». Quel est en fait votre point de vue à ce sujet ?

Cyril Dion : Il y a une sorte de malentendu qui a besoin d’être dissipé. Pendant un moment, on a eu le sentiment que cette écologie des petits gestes était un point d’entrée. C’était pas mal pour se dire que chacun peut s’approprier un peu ces enjeux dans sa vie. Mais le malentendu, c’est qu’on ne peut pas résoudre un problème structurel par des petits gestes individuels. Déjà, dans le film Demain, on avait une réflexion systémique sur le problème, en proposant de transformer le modèle agricole, de remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables, de changer les mécanismes de création monétaire, de faire la révolution comme en Islande pour réécrire la constitution. Ce ne sont pas « des petits gestes » !

C’est une question de conscience. On a besoin de changer de direction. Par exemple, j’ai fait un reportage sur la transition écologique de La Poste et leur trajectoire de décarbonation, qui est sincère. Leur activité principale c’est de distribuer des colis, et leur perspective est de réduire le nombre de camions sur les routes. En rangeant mieux les colis, en diminuant la taille des colis, en faisant le dernier kilomètre à vélo, etc. Cela permet de réduire l’intensité carbone de chaque colis. Mais quelle est la courbe de l’activité générale ? Entre avant et après le Covid, plus 40% de colis. Et d’ici 2030, il est prévu une augmentation de 100%. S’il y a de plus en plus de colis, même si leur empreinte carbone baisse, les émissions de gaz à effet de serre vont continuer à monter. Le but, c’est vraiment de changer de direction. On a besoin que chacun prenne conscience que tout ce qu’on peut faire à son échelle est utile, ça peut produire des changements culturels. Mais surtout, on a besoin de construire des rapports de force avec les gouvernements, avec les multinationales. Et on a besoin de faire élire des personnes qui seront prêtes à faire cette transformation courageuse.

Cela pose la question de la démocratie ?

Oui, bien sûr. Aujourd’hui, 72% des habitants de la planète vivent dans une autocratie. Ça a doublé en vingt ans. Dans tous les pays où la démocratie recule, l’écologie recule en même temps. On est en train de faire un film avec la journaliste Paloma Moritz, qui s’appellera Démocratie maintenant, il sortira d’ici début 2027, avant les prochaines élections présidentielles. On a d’ailleurs lancé un financement participatif pour sa réalisation. Paloma et moi, nous sommes persuadés qu’on ne préservera pas une planète habitable sans sauver la démocratie. C’est intimement lié. Moi je crois beaucoup au tirage au sort, parce que c’est un mode de représentation qui est plus démocratique. Dans le système des élections, c’est vraiment toujours les mêmes qui vont arriver à se faire élire. Avec le tirage au sort, n’importe qui peut être désigné, quelqu’un qui n’a jamais fait d’études, ou qui s’en fout, ou qui est pauvre, il aura voix au chapitre dans tous les cas.

Vous avez mis en application le tirage au sort, avec la Convention Citoyenne pour le Climat. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Très positif, car c’est la première fois qu’une initiative citoyenne donne lieu à une telle production législative et réglementaire. Même si l’essentiel des propositions ont été amoindries, détricotées, il y en a 20% qui sont entrées dans la loi [NDLR : selon un décompte établi par Reporterre, seules 15 propositions ont été retenues, soit 10%]. C’est un premier pas, qui nous a permis de mettre en lumière que le tirage au sort et la délibération, ça fonctionne. Mais pour que ce soit pleinement efficace, il faut institutionnaliser ce genre d’initiatives. Ça ne peut pas être le président de la République qui décide finalement quelles sont les propositions conservées.

Pour le film que nous préparons avec Paloma Moritz, je m’intéresse beaucoup à ces questions-là. On parle du sujet avec des experts internationaux, qui nous disent que la Convention citoyenne reste un marqueur mondial. Sur un sujet extrêmement complexe, à une échelle nationale, c’est passionnant d’avoir réussi ça. Donc on regarde comment arriver à l’étape d’après, qui est par exemple d’inscrire dans la Constitution un référendum d’initiative citoyenne délibératif. Avec d’abord une assemblée citoyenne, tirée au sort, qui formule des propositions, qui sont ensuite soumises au référendum. Ça permet à la population de mettre un sujet à l’agenda politique, ce qui est impossible aujourd’hui. L’exécutif fixe l’agenda, et on doit s’y adapter. Une des choses qu’on va justement mettre en lumière dans notre film, c’est que, dans un premier temps, pour que ça fonctionne, il faut élire des gens qui sont prêts à changer les institutions.

C’est une façon d’établir un rapport de force, dont vous parliez. Mais les images des violences policières à Sainte-Soline, récemment révélées par la presse, montrent un pouvoir politique de plus en plus brutal. Comment y réagissez-vous, et quelle peut être la façon de se mobiliser pour poursuivre les luttes écologiques ?

Ce n’est pas une surprise. J’ai beaucoup d’amis qui étaient à Sainte-Soline, et des images étaient déjà sorties. On avait vu que les policiers avaient commencé à tirer sur les cortèges. Il y a de la brutalité et des ordres qui sont donnés d’être sans merci. Ça m’inquiète car ça va avec le recul démocratique. La liberté de manifester est clairement menacée, en France et dans beaucoup de pays. Les militants sont embarqués, mis en prison, pour avoir simplement protesté contre la guerre à Gaza ou la construction d’une autoroute. C’est un des symptômes de l’état de droit qui s’affaisse.

Police déployée lors d'une manifestation à Marseille @ Jan-Cyril Salemi
Police déployée lors d’une manifestation à Marseille @ Jan-Cyril Salemi

C’est très important, pour des personnes qui veulent s’opposer à des projets, d’être nombreuses et solidaires les unes avec les autres pour faire face à cette brutalité. Aujourd’hui le gouvernement fait ça. Si l’extrême droite est élue, ils ont l’intention d’aller plus loin. C’est très important aussi que les médias et la justice s’en saisissent. Il faut révéler ces affaires, comme le fait la presse en ce moment. Il faut faire des procès, il faut faire condamner, pour qu’il n’y ait pas d’impunité. Il faut qu’un maximum de Français comprennent que leurs libertés sont en train de disparaître petit à petit. Pour qu’il y ait une réaction démocratique et qu’on arrête de voter pour des gens qui sont capables de faire ça.

Dans ce contexte, quel peut être le rôle des médias indépendants ?

Les médias participent à construire la conversation, l’opinion publique. Ils ont aussi un rôle considérable pour orienter les votes. Aujourd’hui les médias sont de plus en plus concentrés aux mains de quelques milliardaires, et une partie d’entre eux ont un agenda idéologique et politique, qui consiste à manipuler l’opinion pour faire élire des candidats. On a donc infiniment besoin des médias indépendants pour continuer à nous informer de façon factuelle. Et continuer à faire ce métier, alors qu’il y a de plus en plus de médias d’opinion et d’influence, ce qui met profondément en danger la démocratie.

Votre film Demain ressort en décembre. En dix ans, comment la situation a-t-elle évolué sur ces questions d’écologie et de démocratie ?

Elle s’est beaucoup aggravée. Malheureusement, le film reste plus que jamais d’actualité, puisque la sinistrose n’a jamais été aussi intense. Entre la montée du fascisme partout et tous les points de bascule climatique qu’on franchit, c’est vraiment très sombre. Il y a dix ans, on avait dépassé trois limites planétaires sur neuf, on en est désormais à sept. En 2015, à la COP 21, les pays se sont mis d’accord pour rester en-dessous de 1.5° de hausse des températures d’ici 2100, mais on va passer ce seuil entre 2027 et 2030. Il y a une forte accélération et surtout une diplomatie qui n’a pas marché. La plupart des choses qui sont dans le film, on a encore besoin de les faire, ce sont des réponses toujours valables à la situation actuelle. Le voir, ou le revoir, ça peut donner un élan constructif et de l’espoir pour des gens qui ont envie d’agir.

Pour passer à l’action, la force du nombre est importante. Le croisement des luttes, leur convergence, est-ce selon vous une solution pour y parvenir ?

Toutes les luttes, écologiques, sociales, décoloniales, anti-racistes, féministes, pour les droits des personnes LGBTQIA+, ont un point commun considérable : elles luttent contre un système d’oppression étroitement lié au capitalisme et au patriarcat. L’exploitation des êtres humains, du corps des femmes, du monde vivant, dans une forme d’esclavagisme, de néo-impérialisme économique, procède d’une seule et même logique. En prendre conscience, unir nos forces, et se rendre compte qu’on est beaucoup à vouloir transformer ce système-là, c’est précieux. Construire un monde plus écologique, c’est un monde où il y a moins d’inégalités sociales. Ça passe par se parler, vivre des choses ensemble, trouver des moyens d’action communs. En fait, il ne s’agit plus de sensibiliser. L’immense majorité des gens savent que ça ne va pas et sont de bonne volonté. C’est une toute petite minorité qui bloque. C’est comme s’ils tenaient le couvercle, et on est arrivés au moment où il faut faire sauter le couvercle.

C’est ce qu’ont fait les peuples autochtones, quand ils ont forcé les portes de la COP au Brésil. Qu’en avez-vous pensé ?

Ça m’apparaît tout à fait logique. Les peuples autochtones ont vu leur monde s’effondrer. A un moment, il faut mettre le pied dans la porte pour dire « maintenant ça suffit ». On entre dans l’ère du combat. Les forces face à nous, l’industrie pétrolière, l’élite économique, qui ont une influence majeure sur les décisions politiques, ne veulent pas changer. On a besoin aussi de sortir de la naïveté de croire qu’ils ne font rien parce qu’ils ne savent pas, ou ne peuvent pas. Non. C’est parce qu’ils ne veulent pas. On est pris dans le mouvement de l’histoire, avec une forme de fascisme qui revient, ça se durcit beaucoup. C’est important justement d’opposer des forces de vie aux dynamiques de mort. C’est en faisant ça, et en ayant conscience que ça passe par du combat, que petit à petit, les choses se retournent.

Propos recueillis par Jan-Cyril Salemi, le 14 novembre 2025

  • Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
  • Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
  • Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
  • Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
  • Manif Youth for Climate - Marseille 2019 @ Jan-Cyril Salemi
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  • Image du film Demain © 2015 MOVE MOVIE - FRANCE 2 CINEMA - STUDIOCANAL SAS - MELY PRODUCTIONS_1

Cyril Dion était à Marseille vendredi 14 novembre, pour fêter les deux ans du Tiers-Lab des Transitions, dont il est devenu le parrain.

Cyril Dion © Franck Loriou
Cyril Dion © Franck Loriou