de Erri De Luca | 26 avril 2017
A six heures du matin, à 18 milles de la côte libyenne, Pietro Catania, le capitaine du bateau de sauvetage Prudence de Médecins Sans Frontières, m’indique sur la carte marine trois canots. Ils ont été signalés : ils partiront cette nuit des plages de Sabratha. A six heures du matin, ils sont à 8 milles de distance. Je commence le service de sentinelle, aux jumelles. Le radar de bord ne parvient pas à signaler une embarcation basse, faite de caoutchouc et de corps humains. Sur l’autre bord de la proue, Matthias Kennes, responsable de Msf, veille sur la part d’horizon qui reste. On voit les lumières de la côte, l’aube est limpide. Les heures passent, en vain.
Nous apprenons que les canots ont été interceptés par les patrouilleurs libyens et qu’ils ont été obligés de rentrer. Ils étaient à 15 milles de la côte, donc au-delà de la limite territoriale de 12 milles, qui correspondent à 22 km sur terre. Ils auraient pu les laisser faire. Ils sont déjà condamnés à mort même s’ils font naufrage avant la limite, où nous ne pouvons pas intervenir. Ils les ramènent à la terre ferme pour les enfermer dans une nouvelle cage. Pas tous : un des canots traînés chavire. Les noyés sont quatre-vingt-dix-sept. Quand il s’agit de vies humaines, je dois les restituer en lettres, pas en chiffres. La loterie du salut en bénit vingt-sept. Au bord du Prudence, tout était prêt. Nous restons les poings serrés. On ne pourra pas les ouvrir pour accueillir. Ce soir, je regarde la mer : lisse, égale, prédécoupée. On ne peut pas couler sans vagues. Quelle injure à la mer, se noyer lorsqu’elle est calme, lorsque aucune force de nature hostile n’existe, sauf la nôtre. Nos poings sont serrés. Je ne souffre pas du mal de mer, encore enfant j’ai appris à rester en équilibre sur les vagues. Je ne souffre pas du mal de mer, mais ce soir je souffre du mal de la mer, de la douleur de la mer, de sa peine d’engloutir les navigateurs dans l’immobilité. Une créature vivante est cette mer, que les Latins appelèrent tendrement Nostrum, pour que personne ne puisse dire : c’est la mienne. Le bateau au bord duquel je voyage veut épargner à la Méditerranée d’autres charniers. Pour un autre jour et une autre nuit de veille, nous restons au large.
Voilà ce que c’est, aujourd’hui, le transport de vies dans la Méditerranée : d’un côté, un carrousel de croisières autour du monde, de l’autre, des radeaux à la dérive, à la merci de la volonté de ceux qui empochent des sous aussi bien des trafiquants que de l’Union Européenne. Un vrai festin, pour eux : pourquoi devraient-ils renoncer à un de leurs sponsors ? Des naufrages par-ci par-là, l’arrêt de quelques canots choisis au petit bonheur, pour faire semblant de respecter les accords. Est-ce que les accords prévoient des naufrages ? Il ne faut surtout pas l’avouer ! Les accords admettent des effets collatéraux. Ces têtus qui veulent voyager à tout prix, ils l’auront cherché ! Exactement, à tout prix : ils sont prélevés de leur baraques, la nuit, par blocs de cent cinquante, et forcés à monter sur le canot. Forcés : ceux qui voudraient renoncer, face à l’obscurité et à l’absurdité du risque, sont nombreux. Ils ne peuvent pas. Les résistants montent, menacés par les armes. L’un d’entre eux, secouru il y a quelque temps pendant une opération de sauvetage, avait une balle dans la jambe. Les trafiquants les aiguillonnent, puis ils confient la boussole à une personne de la cargaison. Les passeurs n’existent plus. Une des vedettes du Prudence, mis à flot pour approcher les canots, demande à celui qui tient la barre hors-bord d’éteindre le moteur. L’autre répond qu’il ne sait pas comment faire. Le moteur a été démarré par les passeurs et, lui, il sait seulement tenir la barre. La vedette est obligée d’aborder. On tient par les pieds Lionel, membre opérationnel de Msf, qui de la proue se lance sur le moteur hors-bord du canot, pour l’arrêter. Les passeurs n’existent plus.
Au port d’Augusta, la ville sicilienne où je monte à bord du Prudence, il y a un premier camp de prise en charge pour ceux qui débarquent des bateaux de sauvetage. Pas loin, des énormes grues chargent des restes de ferraille dans des cales, qui feront cap sur des fonderies asiatiques. Même les clous rouillés voyagent avec des documents en règle. Les êtres humains du camp à côté, eux, sont une cargaison hors-la-loi, qui attend d’être renvoyée chez l’expéditeur. Les dernières procédures introduites par notre nouveau gouvernement scandaleux suppriment le droit d’appel du demandeur d’asile en cas de rejet de la première demande. Ils enlèvent le droit d’appel : à ceux qui ont déjà perdu tout ce qu’on pouvait leur enlever. L’Italie écrit et approuve des lois d’une incivilité féroce. Un des insensés qui habite ce pays dit que les canots partent parce que, au large, il y a les bateaux de secours.
Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés, bourrés d’humains dépaysés, prennent la mer. Le premier a été coulé, en mars 1997, par un navire militaire italien, qui avait reçu l’ordre d’imposer un blocus maritime abusif dans les eaux internationales. Il venait d’Albanie, son nom était Kater i Rades. L’Etat italien s’en tira en remboursant les familles des quelques quatre-vingt-dix personnes noyées.
Cela fait vingt ans que des radeaux motorisés voyagent dans la Méditerranée, sans aucun secours. Et maintenant qu’il existe un système international de détresse et de sécurité en mer, on prétend que celui-ci est responsable du départ de ces épaves flottantes. Ce serait comme dire que c’est la faute des médicaments, s’il y a des maladies. Si les dauphins venaient en aide aux humains dispersés dans la mer, ces insensés les accuseraient de complicité avec les trafiquants. En vérité, leur canular vise plutôt à accuser les sauveteurs d’interrompre le déroulement naturel du naufrage. Car nous sommes et devons rester les contemporains incorrigibles de la plus longue et massive noyade en mer de l’histoire humaine.
Le lendemain, à l’aube, nous reprenons à scruter l’horizon derrière les lentilles des jumelles. Nous savons qu’ils sont partis la nuit, de Sabratha. Mon compagnon de cabine, Firas, d’origine syrienne, lit sur Facebook les échanges de messages en arabe à ce sujet. Nous localisons le premier canot, archiplein, les hommes à califourchon du plat-bord, l’avant à moitié dégonflé. On descend la vedette, qui immédiatement distribue des gilets de sauvetage. Souvent, l’arrivée des secours produit une agitation dangereuse au bord des canots. La mer est la même qu’hier : plate. De la proue, Firas, au mégaphone, maintient le calme à bord en expliquant les opérations qui suivront. Une fois que tout le monde a mis son gilet, le Prudence accoste et accroche le canot à son flanc. Une échelle en corde les fait monter à bord, un par un, aidés par des bras vigoureux. Certains ne tiennent pas débout à cause de la position qu’ils ont été obligés de tenir sur le canot pendant des heures et des heures. Des femmes enceintes et deux enfants montent. Chacun reçoit immédiatement un sac à dos qui contient des habits, des barres énergétiques, des jus de fruit, de l’eau, une serviette. L’équipe médicale soumet chacun à un premier examen. Sur le pont, trois préfabriqués ont été aménagés en unité hospitalière, qui assure les services de réanimation, les urgences et l’isolement des patients infectés et qui dispose d’une petite salle d’accouchement. Le tout est coordonné par Stefano Geniere Nigra, un jeune médecin de Turin.
Au bord du Prudence, on n’emploie pas les termes de ‘réfugiés’, de ‘migrants’, ni les autres dénominations apparentées. Ces personnes sont appelées ospiti, ‘nos invités’, ‘nos visiteurs’. Ils reçoivent l’hospitalité la plus empressée, celle que l’on offre à ceux qui viennent du désert. Je me penche sur le canot vidé, dont des planches disloquées composent le fond. Il a transporté cent vingt-neuf personnes, avec un petit engin hors-bord de 40 chevaux. Entre six heures du matin et le soir, on comptera encore trois canots, éparpillés au-delà des 12 milles, plus un transbordement d’un bateau de sauvetage plus petit, qui avait atteint sa limite de charge. A la tombée de la nuit, six cent quarante-neuf ospiti sont pris en charge. Le Prudence, qui peut en accueillir mille, est le navire le plus grand de la région. Le soir, on se dirige vers Reggio de Calabre, la destination que la Marine de Rome nous a assignée. Les passagers, qui sont finalement à l’abri, nourris, réchauffés, se livrent à des prières et des chants. Des peuples issus de terres différentes et lointaines dansent ensemble. Ils sont à bord, ils rejoindront l’Italie. C’est la seule partie du voyage qui ne leur coûte rien. C’est le seul don, le seul trajet gratuit que le destin leur a offert. Et dans le moyen de transport le plus confortable. Ici, en mer, l’économie a basculé : le pire voyage leur a coûté une fortune, le meilleur rien du tout.
Ils exultent, délivrés. J’ai mon passeport sur moi. Aucun d’eux n’a ni documents ni bagage. L’exil les a privés de leurs noms, leur identité est : vivants, et c’est tout. Leurs enfants, leurs petits-enfants voudront savoir, retrouver les chemins impossibles qu’ils ont parcourus, la traversée épique et légendaire qui aujourd’hui nourrit les brèves des pages faits divers, en cas de tragédie. ‘Enième’ est l’adjectif obscène qui accompagne le titre, collé au substantif ‘naufrage’, plus neutre. Enième : le chroniqueur n’en peut plus de garder la trace du nombre, de s’indigner pour la énième fois. Au bord du lac Kinneret, que les colonisateurs romains appelèrent Tibériade, le jeune fondateur de la chrétienté chercha ses premiers disciples. Ils étaient des pêcheurs. Le jeune homme aimait bien les métaphores. Selon Mathieu (4, 19), il dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes ». Me voilà à un moment et sur un bateau qui applique à la lettre cette métaphore impulsive. Je suis entouré de personnes qui se sont mises à pêcher des hommes, des femmes, des enfants. La Méditerranée est un lac Kinneret salé et plus vaste.
Qui sont ces pêcheurs ? Le hasard veut qu’ils soient treize à bord, mais il n’y a pas d’Iscariote dans l’équipe. Quatre opérateurs médicaux, trois organisateurs techniques, trois interprètes et médiateurs culturels, une psychologue, une responsable des communications et un coordinateur. Chacun a des expériences préalables avec Msf et est intervenu dans les diverses régions de la planète. Ils ont décidé de faire du secours leur métier. Mais, pour l’exercer, les compétences ne suffisent pas : il faut une catapulte intérieure, qui soit prête à lancer là où on crie au secours. Leurs passeports viennent de plusieurs nations, mais leur appellation est : sans frontières. Ici, dans les eaux internationales, ils sont dans leur élément. Dans les situations où leur présence est indispensable, les frontières ne comptent plus. Voilà pourquoi ils dérangent les gouvernements impliqués et leurs projets. Ils ont décidé de ne bénéficier d’aucun fond de l’Union Européenne. Voilà pourquoi ils sont mal vus par l’agence Frontex, qui surveille les frontières de la Méditerranée et qui ne tolère pas l’engagement des organismes indépendants, bien qu’ils sauvent des vies qui autrement seraient perdues.
Le matin du dimanche de Pâques, le Prudence aperçoit le port de Reggio de Calabre. Trouverons-nous sur ses quais le dispositif nécessaire au débarquement, dans un jour de fête solennelle ? Le doute s’évapore au seuil du port : la foule et la couleur font apercevoir avant tout les T-shirt bleu des jeunes bénévoles catholiques, qui chantent des chœurs de bienvenue. Ensuite apparaissent le personnel médical au complet, les fonctionnaires de polices du Service Immigration et les nombreux cars qui transporteront les débarqués vers leurs destinations. A la fin de la passerelle, les bénévoles donnent à chacun un livret rédigé en plusieurs langues, qui les informe de leurs droits et des démarches possibles, agrémentant les renseignements donnés à bord. Je descends et je suis même salué par le Maire, qui s’est rendu au quai avec quelques adjoints. Je ne crois pas mes yeux : c’est le dimanche de Pâques, et pourtant tout le monde est prêt à être opérationnel, avec efficacité, amabilité, respect. A Reggio de Calabre, on me dit, c’est la norme depuis deux ans. Matthias Kennes me confirme que même le port de Palerme manifeste un dévouement similaire autour des débarquements. Les hommes et les femmes descendent séparément. Une d’entre elles regarde autour, égarée. Une fonctionnaire de police lui demande, à travers une interprète, ce qu’elle cherche. Son mari. La fonctionnaire se met à sa recherche, le trouve et s’assure que le couple ne soit pas séparé pendant le voyage. Allier les procédures légales et la solidarité humaine : c’est possible. Merci, Reggio.
Le matin suivant nous reprenons la mer après un avitaillement express. On navigue à grande vitesse, il y a des urgences dans cette zone. Les canots qui sont partis sont plusieurs et le bateau Phoenix du MOAS est déjà plein. Neuf canots l’entourent, ce qui fait mille personnes sans eau ni gilets de sauvetage. Quelques cordes les rassemblent. Au moins trente heures de navigation nous attendent et la mer agitée nous ralentit. Nous ne pourrons pas arriver à temps. Un des canots cède et personne ne peut intervenir. Cela prouve que, lorsqu’ils envoient les canots au large, les trafiquants ne calculent nullement la présence des secours. La seule condition qu’ils imposent, c’est que la mer soit calme. Aucune raison humanitaire derrière cela : cent cinquante personnes, propulsées par un moteur de 40 chevaux, ne peuvent pas prendre le large si la mer clapote. Sur le Prudence, ces départs sont appelés lancements, car les embarcations sont poussées par un lanceur qui reste sur terre.
La fréquence des lancements d’avril dépend de la fourniture italienne de nouveaux patrouilleurs à la Garde Côtière libyenne, qui seront en activité à partir de mai. Dans le doute, les trafiquants se hâtent pour effectuer le maximum de lancements permis par les conditions météo. Le capitaine Piero Catania et son équipage se vouent corps et âme à ces opérations, car ils sont des hommes et des femmes de mer. Ils unissent leurs forces aux jeunes de Msf, sans se soucier des horaires. En route depuis Reggio de Calabre, le bateau doit faire face au mauvais temps. Nous apprenons qu’un canot attend encore, au-delà des 12 milles. Nous sommes les plus proches et pourtant nous arriverons trop tard. La Garde Côtière envoie alors de Lampedusa, qui se situe beaucoup plus au sud que nous, deux patrouilleurs rapides. Ils arrivent bien avant nous et sauvent cent quarante-trois personnes, qu’ils chargent à bord. Ils filent dans notre direction et les transfèrent sur notre navire. Les deux équipages sont partis tellement rapidement de Lampedusa qu’ils n’ont même pas chargé de provisions pour eux. Ils sont à jeûn. Les marins du Prudence les approvisionnent pour leur voyage de retour.
Cent cinquante-trois personnes engourdies montent, dont une femme au huitième mois de grossesse. Leurs yeux ont perdu toute capacité d’interroger, de prier, de mettre au point. Ils fixent encore l’horizon vide. « C’est le nez qui te le dit, depuis combien de temps ils sont dans l’eau » me dit Cristian Paluccio, le commandant en second. Je le sens clairement moi aussi, c’est du tanin, de la peau macérée, une sueur de cuivre. Après avoir reçu le sac de premier secours, ils forment une nouvelle queue pour la douche. Ils se déshabillent de leur robe trempée de naufragés. Le jet d’eau douce, encore plus douce pour eux, réveille la vitalité dans leurs yeux. Ils cherchent des visages, ils commencent à demander des nouvelles, à comprendre qui les met à l’abri. Les chants et les rythmes émergent, la danse se propage. Je n’ai pas de tatouages, ma surface est uniquement gravée des signes des années qui coulent. Mais les événements du monde qui m’ont physiquement impliqué ont dessiné des tatouages sur le côté interne de ma peau. Je l’habite du dedans, je peux les percevoir et je les distingue. J’ai des dessins écrits sur le côté qui ne s’efface pas.
Les deux semaines en mer m’ont imprimé un tatouage nouveau : une échelle de corde qui pêche dans le vide. De sa dernière marche, j’ai vu surgir, un par un, les visages de ceux qui remontaient du bord d’un abîme. Entassés sur un radeau, ils grimpaient les marches de leur salut. Ces centaines de visages, je n’ai pas le pouvoir de les retenir. J’ai eu le privilège absurde de les avoir vus. D’eux, il ne me reste que l’échelle en corde qu’ils ont grimpée, à moitié nus, les pieds sans chaussures sur les barreaux de bois. Je suis alpiniste et je crois connaître avec exactitude le sens du mot grimper. Et pourtant, je ne le connaissais pas. J’ai appris en mer, à bord d’un bateau, ce qu’aucun sommet atteint ne m’a jamais appris. Ainsi sous ma peau s’est imprimé le tatouage d’une échelle en corde avec les barreaux de bois.
de Erri De Luca | 26 avril 2017
Traduit de l’italien par Chiara Forlani
Article paru dans Il Fatto Quotidiano, à retrouver à l’adresse :
http://www.ilfattoquotidiano.it/premium/articoli/pescatori-di-uomini-senza-frontiere/