Alors là, si les tableaux Excel ne tiennent pas compte de la réalité, je ne sais pas où on va.
Du 3 au 7 avril dernier, c’était un peu le printemps à Aix-Marseille Université. Le campus de la fac Saint-Charles accueillait la Semaine étudiante de l’écologie et de la solidarité, organisée par l’Écollectif. Un événement qui a failli ne pas avoir lieu, les instances universitaires étant réticentes dans le contexte de mobilisation contre la réforme des retraites. Mais les étudiants ont tenu bon, et si les vigiles posaient quelques questions à l’entrée du site, il était néanmoins possible d’accéder à l’amphi occupé pour participer à des ateliers, voir un film, participer à une conférence, ou écouter des poèmes en musique sur le parvis.
Le vendredi 7, à l’heure du repas, il faisait bon s’attabler à l’extérieur, devant un couscous gratuit, entre la friperie et la bibliothèque. Aussi une quinzaine de personnes seulement se sont plutôt installées devant les longs bureaux de bois de la salle de cours, avec pour décor quelques hamacs suspendus, témoins d’une occupation nocturne, et un incongru panneau pour inciter au ramassage des avions en papiers. Deux intervenants étaient venus parler du « rôle de l’économie dans la crise écologique » : Dominique Ami, professeure d’économie de l’environnement, et Paul Gruson, représentant La Roue, Monnaie Locale Complémentaire qui ne peut pas faire l’objet de spéculation.
« Si je jargonne, criez ! » demandait la première, avant d’introduire la façon dont les théories économiques conçoivent l’argent. La monnaie est un « intermédiaire général des échanges », outil permettant, par exemple, à une prof d’éco de manger, « car si j’attendais qu’un paysan veuille troquer ses pommes contre un cours, j’aurais faim ». Cette construction qu’est l’argent permet aussi de transférer de la valeur d’aujourd’hui à demain, et donc d’accumuler du capital. Et les banques, dans tout ça ? Elles ont un rôle fondamental dans l’investissement, ce qui est décidé et ce qui se fait dans notre société. Sur des critères, évidemment, financiers : « cela explique que les projets à vocation sociale ou écolo ont plus de mal à trouver des financements ». Forcément, avec pour seul filtre la rentabilité…
« Ce sont les dérives de l’argent, reprenait Paul Gruson. Avoir considéré le marché comme unique moyen de représentation. Or il ne peut pas représenter ce qui est important, ce qui nous permet d’être vivants sur cette Terre. » La Roue, à l’instar des autres monnaies locales type SEL, est limitée à l’échange, ne permet pas l’épargne ou l’usure, on ne peut pas s’en servir pour acheter une valise fabriquée en Chine, ni des fraises venues d’Espagne, cultivées à grand renfort de pesticides. Dommage qu’elle peine à être utilisée, hors d’un milieu déjà sensibilisé et quand même pas très populaire, car c’est un dispositif conçu pour détoxifier les transactions monétaires. L’une des pistes qui permettraient de changer la vision strictement utilitariste de la nature, un puits de ressources infinies et à la disposition de l’humanité, selon la théorie standard du néo-libéralisme.
« L’économie est une discipline anthropo-centrée », ponctuait Dominique Ami. Toutes les activités ont des conséquences sur la crise écologique, de l’extractivisme aux échanges de biens et services. Mais ces effets nuisibles sont comptabilisés… dans la contribution « positive » au PIB. Et comme si l’on pouvait continuer à pomper du profit jusqu’à la nuit des temps. Une théorie qui ne tient pas compte de l’épuisement des ressources, cela lui a semblé absurde, au bout d’un moment, quand bien même elle y a été formée, comme les autres économistes. Mais, spécialisée en environnement, elle s’est retrouvée à côtoyer professionnellement d’autres disciplines, des écologues par exemple, et il ne lui a plus été possible d’ignorer la réalité. Des projections qui tablent sur une infinité de poissons à pécher, quand il y en a de moins en moins dans les mers, ne sont plus crédibles. « Ils ne se reproduisent pas assez vite pour coller aux modèles ». Ça alors ! Nous sommes en 2023, et il est à la fois émouvant et tragi-comique d’entendre cette professeure reconnaître, dans un amphi quasi-désert d’une ville comme Marseille, que l’économie néo-libérale a du mal à penser le monde. « Je me lâche un peu », disait-elle en souriant, presque penaude.
Garaelle, le 17 avril 2023