Qui Vive publie un conte ! Avec du sexe, de la violence et de la politique ? Hummm, on vous laisse le découvrir. En tout cas, il y a des dragons.
Chaque semaine, sont publiés un ou plusieurs chapitres. Il y en a 16 en tout, cela devrait nous emmener au-delà du confinement.
CHAPITRE 3
Le lendemain, le roi fit porter un message, écrit de son auguste main, prévenant Azur qu’il eût à se tenir prêt à la nuit tombée.
« Les choses n’ont pas traîné… Sans doute, le rapport de Monsieur de Payzac me fut favorable » songea-t-il, en caressant machinalement la pierre bleue, au fond de sa poche. Il l’en sortit et l’examina une énième fois, dans l’expectative. Sa lueur restait faible. La pierre n’avait rien à lui dire. Aucun danger ne le menaçait, pour lors.
Afin que la journée passât plus vite, il décida de chevaucher dans la forêt de l’ermite. Maximus n’était jamais fatigué de galoper à travers près et bois. Alfred débusqua un lièvre, aux yeux protubérants, aux oreilles immenses. Bien qu’armé de l’arc et des flèches, Azur n’eut pas le cœur de le tuer. Au bord d’un ruisseau, il aperçut une jeune villageoise qui lui plaisait beaucoup, mais il l’évita. Il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à l’épreuve.
« L’ermite, s’il était sorcier, devait connaître l’existence de cette salle des tableaux, mais il ne m’en a rien dit. Son principe éducatif était de laisser les enfants faire leurs expériences, d’intervenir le moins possible. Il me traitait avec respect et attendait beaucoup de moi. On ne peut en dire autant de ma famille. Que diable ai-je pu leur faire, pour qu’ils soient aussi indifférents à mon égard ? » Plus que jamais, il était résolu à leur montrer son courage et sa valeur.
À son retour, il erra dans les jardins royaux. Malgré que son esprit et ses sensations fussent émoussés par l’attente du danger inconnu, l’harmonie des couleurs et la variété des parfums le touchaient. Comme il fermait les yeux en passant près d’un jasmin, il entendit quelqu’un s’adresser à lui d’une voix flûtée.
« Par Dieu, est-ce vous, mon frère, qui daignez enfin vous promener dans ce jardin ? »
Ismaël se tenait devant lui, mince et fluide, le sourire aux lèvres.
« Vous semblez bien troublé. Que se passe-t-il donc ? »
Azur se secoua, serra la gemme et reprit contenance.
« Ismaël, vous qui êtes reclus avec les femmes…
– Reclus ? Mais c’est un choix ! Je déteste la grossièreté des hommes, leur égoïsme, leur violence. Et toute la politique m’ennuie. J’ai décidé de me consacrer à la beauté… C’est pourquoi j’ai plaisir à vous contempler, vous avez un joli visage, des yeux d’eau, et vous faites un charmant tableau, contrasté, avec vos habits de rustre, au milieu des fleurs.
– Êtes-vous au courant, pour moi ? Notre mère s’enquiert-elle parfois de mon sort ? »
Ismaël le regarda, avec une ombre de compassion.
« Pas le moins du monde, je dois l’avouer. Mais si cela peut vous consoler, sachez qu’aucun de ses enfants ne lui inspire grand sentiment. Elle me supporte, elle accepte ma compagnie, parce que nous avons des goûts communs. Quant à Théodore, il est si imbu de sa personne, si éloigné de nous, qu’elle ne le voit quasiment jamais, sauf aux repas officiels, et lors de certaines cérémonies.
– Mais comme je n’y suis jamais convié, à ces événements…
– Allons, ne soyez pas chagrin ! Notre mère n’eût jamais de cœur.
– Ismaël, je suis content de vous voir, content que nous parlions enfin. Il faut que je vous dise, bien que ce soit un secret, le motif de mon trouble, ainsi que vous l’avez nommé. Ce soir, durant la nuit… je vais être soumis à une épreuve. Enfermé dans la salle…
– Oh, non ! Par pitié ! Pas dans la salle des tableaux !
– Vous êtes donc au courant de son existence ?
– Vous avez dû découvrir la cruauté de Théodore. Pour m’effrayer, il m’en conta les affreuses apparitions. »
Ismaël avait perdu son masque d’insouciance et de gaîté.
« J’avais un ami très cher, un jeune officier. Il nous accompagnait souvent, la reine et moi, lors de nos voyages ou nos visites, car il avait belle apparence. J’appréciais sa franchise et son calme. Rien à voir avec les autres soudards ! Lui aussi fut enfermé dans cette salle maudite et il en sortit à moitié mort, l’esprit obscurci. Il s’est jeté dans la rivière, quelques jours après…Vous dirais-je que je soupçonne Théodore de l’avoir sélectionné, comme il dit, cet affreux pantin ! Par pure vilenie. Méfiez-vous de lui comme d’une peste ! »
Azur, les doigts crispés sur la pierre, essaya de résister à la peur.
À sa grande surprise, au coucher du soleil, deux serviteurs l’invitèrent à le suivre dans les longs couloirs du palais, jusqu’à une salle d’apparat. On l’installa sur une chaise de bois sculpté, au bout d’une immense table, où un repas délicieux lui fut servi. Il goûta à des aliments nouveaux, préparés avec art et se demanda si ce repas était une offrande ou la nourriture du condamné, avant l’épreuve. Une ombre tomba sur son cœur, mais il ne lui vint pas à l’idée de se dérober.
Lorsqu’il se leva, les serviteurs lui firent signe d’attendre. Le roi en personne, accompagné de Théodore et de Monsieur de Payzac le rejoignirent.
« Il est temps » dit solennellement le roi, et la petite procession quitta la salle, Azur fermant la marche.
CHAPITRE 4
Interminable lui parut cette lente approche, le long des corridors, puis dans un escalier rocheux, qui semblait plonger au plus profond de la terre. Enfin, ils parvinrent à une porte monumentale, gardée par deux soldats impassibles. Le roi sortit de sous ses vêtements une grosse clé de fer, la tendit à Monsieur de Payzac, qui la fit lentement tourner dans la serrure grinçante. Un des battants fut ouvert, Azur, presque poussé par Théodore, ne vit que du noir et sentit un souffle glacial sur son visage.
« Que Dieu te donne courage et force d’âme» lui dit son père, avec une voix beaucoup moins sèche que d’ordinaire. Il posa même sa main droite, brièvement, sur le haut de sa tête, comme pour une bénédiction.
Azur entra dans l’obscurité avec circonspection, mais sans trembler, serrant la gemme bleue. La porte se referma.
Il ne se passa rien durant de longues minutes. Coupé de toute réalité, il se sentait flotter et craignait de perdre l’équilibre. Une brutale lumière, à sa gauche, l’aveugla. Un des tableaux prenait vie, un chatoiement de rouge et d’or, qui se matérialisa soudain en une terrible tête de dragon, qui le fixait sinistrement. Il était si réaliste qu’on l’aurait dit en relief, vivant, prêt à se ruer sur lui. En un instant, d’autres tableaux apparurent, chacun d’un dragon différent, parfois entièrement noirs, rouges, ou d’un bleu glacial, ou d’une affreuse teinte cadavérique.
La terreur commença à envahir le cœur et le cerveau d’Azur, mais il eut la présence d’esprit de sortir la gemme de sa poche, de l’élever entre lui et les tableaux. La pierre émit une lumière bleue, de plus en plus intense et il vit, stupéfait, les dragons se racornir. Il cessa progressivement de sentir leur influence maléfique.
« Vous ne me faites pas peur, tas de monstres ! Tas de peintures grotesques ! », cria-t-il brusquement.
L’œil du premier dragon aperçu rougeoya fébrilement. Il dirigea la pierre vers lui. Ce fut une lutte terrible, qui dura longtemps. Ce dragon était différent des autres, plus gros, plus terrifiant, plus puissant. Son emprise résistait à la pierre bleue. Il l’éleva plus fermement, plus près, l’encourageant à voix haute, comme un ami ou un cheval. Et au bout d’un long effort, il vit le monstre se ratatiner de nouveau. Son soulagement fut aussi intense que son combat. Il se sentait très faible et il respira lentement, toujours debout face à lui, jusqu’à ce que ses forces reviennent.
Il s’assit alors, dos à la porte, tenant fermement le joyau magique. La salle était éclairée dans tous ses recoins. Il essaya d’analyser ce qu’il avait vu et ressenti ; comment les yeux des dragons fouillaient son âme et déchargeaient en lui terreur et désespoir. Il imagina l’impuissance de ses prédécesseurs, et admira sans réserves ceux qui avaient résisté, comme Monsieur de Payzac. Fallait-il avoir un cœur ferme, une immense confiance en soi, une ténacité, une clairvoyance, hors du commun ! Il fut brusquement heureux de l’avoir comme mentor et maître d’armes, se jura de lui obéir en tout et de se surpasser.
Son bras devenait lourd, douloureux, à force de tenir la gemme. Il l’abaissa lentement, sans que la lumière ne faiblisse ni que les dragons ne reprennent vie. Il passa le reste de la nuit en somnolences et brusques réveils. Enfin, il entendit du bruit derrière la porte et lorsqu’elle commença à s’ouvrir, il cacha la pierre, se mit debout et se tourna vers le jour.
Le roi et Théodore furent stupéfaits de le voir sain, sauf et l’esprit clair. Derrière eux, Monsieur de Payzac sourit chaleureusement et lui fit un clin d’œil.
Dès lors, sa vie changea complètement.
6 avril 2020. A suivre…
Photo : Stephen Leonardi sur Unsplash
Retrouvez ici les autres épisodes :
Chapitres 1 & 2
Chapitres 5 & 6
Chapitres 7 & 8
Chapitres 9 & 10
Chapitres 11 & 12
Chapitres 13 & 14
Chapitres 15 & 16