« On peut arriver à coexister avec le loup »

17 février 2024 : Marseille célèbre la Journée de l’agriculture paysanne à la ferme du Roy d’Espagne. Parmi les participants, François Borel, éleveur de chèvres, est confronté à la réapparition des loups en Provence.

François Borel – Journée de l’agriculture paysanne 2024 à Marseille © Gaëlle Cloarec

Qui êtes-vous, François Borel ?

Je suis installé depuis presque 30 ans maintenant à la Roque d’Anthéron, dans mon village natal, dans les collines entre La Roque et Lambesc. Je suis éleveur de chèvres du Rove, la race locale qu’on connaît bien à Marseille, producteur de la fameuse brousse du Rove. Je suis président de cette AOP-là, exclusivement pastorale. C’est la race qui veut ça, on est tous les jours dehors, 365 jours par an, en zone boisée ou dans des prairies nichées dans le massif forestier.

Le loup est arrivé chez vous à quel moment ?

On s’est rendu compte qu’il était là il y a quasiment une dizaine d’années. Nous éleveurs, ou ceux qui crapahutent dans les collines, les promeneurs, les chasseurs. On sait de manière officielle depuis 5 ou 6 ans que différentes meutes sont installées vers les villages alentour. À peu près à 10 kilomètres les unes des autres : Rognes, Lourmarin, de l’autre côté de la Durance… On pensait être sur un lieu de passage, et puis là il semblerait que depuis un an ou deux une meute s’installe localement, avec une présence continue. On le voit particulièrement sur la baisse assez importante de la surpopulation de sangliers. Ce qui finalement, pour moi qui suis aussi agriculteur, n’est pas tant une mauvaise chose que ça ! Si on arrive à préserver le troupeau, bien-sûr.

Comment réagissez-vous à cette présence plus stable ?

Eh bien on réagit pratiquement. Parce qu’il faut arriver à trouver des solutions pour s’adapter. Nous, éleveurs pastoraux, sommes habitués à chercher des solutions à court, moyen ou long terme, puisqu’on s’adapte sans arrêt aux conditions météo, aux catastrophes naturelles comme les incendies. On fait du sylvopastoralisme, on est en forêt, on doit s’adapter au contexte climatique qui se dérègle complètement. C’est inscrit dans le cahier des charges de l’AOP, mais de toute façon c’est comme ça qu’économiquement on s’en sort : il faut qu’on puise au moins 80 % de l’alimentation de nos bêtes en extérieur. Nous avons dû nous adapter à l’augmentation exponentielle des sangliers qui détruisaient ce qu’on sème pour faire manger nos bêtes, en système pastoral ou herbagé, ou pour récolter du foin. Il a fallu qu’on trouve des solutions, des combines, des techniques culturales qui permettent de moins attirer ces animaux-là.

Quelles solutions ?

Le non-travail du sol, des variétés adaptées, moins appétentes a priori pour les cochons, des périodes ou des fréquences de récoltes différentes. Des clôtures électriques, des chiens de protection qui sont là dans le troupeau contre le loup, mais qui aussi les chassent régulièrement.

Ils chassent les sangliers ?

Les chiens préservent le troupeau de tout ce qui leur semble inquiétant et suspect ; donc ça fonctionne aussi avec les sangliers, et les laies qui peuvent être agressives lorsqu’elles ont des petits. Ils les tiennent un peu à l’écart, même si ce n’est pas le but premier. Concernant le loup, on essaye de trouver des solutions pour s’adapter aussi : faire en sorte de créer les conditions pour que ce ne soit pas facile pour lui. Cela implique de revoir notre organisation. Travailler avec des clôtures électriques est le plus efficace, lorsqu’elles sont bien posées. Se faire aider par des moyens humains pendant les périodes où c’est le plus délicat, entre autres lorsque à l’automne les adultes apprennent aux jeunes à chasser. C’est à ce moment-là qu’il faut vraiment être vigilant.

Quand vous dites moyens humains, c’est avec le dispositif Pastoraloup par exemple ?

Oui, moi c’est ce que je fais, avec l’association Ferus qui est efficace et réactive, bien plus que le Plan national loup qui a beaucoup d’inertie et finalement est beaucoup moins utilisé. Parce qu’on est obligé de faire de très grosses avances d’argent, bien souvent les petits éleveurs ne peuvent pas. C’est peut-être fait exprès. En tout cas les idées sont bonnes, ça pourrait fonctionner, mais en fait dans la pratique il y a des difficultés.

Pourquoi, à votre avis ?

C’est un dispositif excessivement cher, donc plus c’est compliqué d’avoir droit aux aides, moins ça coûte, et ça permet de faire de belles annonces : l’idée est là, même si elle est mal appliquée !

Comment travaillez-vous avec Ferus ?

On les a rencontrés lors des comités départementaux, régionaux et même nationaux autour de la question du loup. Les représentants de l’État font un état des lieux sur les aides, la présence du loup, les zones de colonisation, les zones de présence permanente. En général deux fois par an, et les représentants des différents organismes sont là. En l’occurrence moi, c’est pour l’AOP brousse du Rove et pour la Confédération Paysanne dont je suis porte-parole. Je m’y retrouve avec d’autres collègues éleveurs. Donc ils sont venus présenter leur activité, comment est-ce qu’ils fonctionnent, etc.. On a trouvé ça assez bien. Ce sont des gens qui ont un discours intéressant et qui sont assez engagés, aussi bien pour la préservation de la biodiversité que pour l’élevage pastoral.

Parce qu’ils font partie des associations environnementales ou animalistes ayant pris conscience petit à petit -ça commence à venir !- qu’il y a deux types d’élevage : l’élevage paysan, et l’élevage industriel. Ceux que j’ai rencontrés sont pro-élevage paysan, clairement, et ils ont aussi pris conscience -ça c’est assez rare, c’est bien de le souligner- que la biodiversité concerne aussi les animaux d’élevage. Alors nous, on en a d’autant plus conscience qu’on travaille avec des races locales autochtones et surtout pas avec des races qui ont été déformées complètement par tous les procédés d’insémination artificielle, d’hyper sélection et d’alimentation excessive. Donc du coup on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire avec eux.

Et cela s’est bien passé ?

J’étais un peu inquiet sur le type de bénévole qui allait débarquer chez nous. Enfin débarquer… qu’on allait accueillir chez nous, puisque c’est un véritable accueil à la ferme, nourris et logés. Et en fait ils étaient guides, profs d’escalade, accompagnateurs en haute montagne… De vrais professionnels de la nature et de la forêt. Nous aussi c’est notre lieu de travail, de loisirs et de plaisir, donc on a partagé toutes ces choses-là avec eux. On avait peur de tomber sur des gens déconnectés de la vie de la campagne et des réalités de l’élevage ou de l’agriculture. Ce n’était pas du tout le cas ; en tout cas moi les cinq ou six expériences que j’ai eues avec des bénévoles étaient vraiment enrichissantes et bonnes. Ça nous permet aussi de partager nos inquiétudes et nos particularités.

Qu’est-ce que les bénévoles sont amenés à faire ?

Tout dépend de la ferme. Selon les endroits, ils dorment sur place, à côté du troupeau et des chiens de protection. La nuit, ils font des rondes régulièrement, quelquefois tout seuls, à l’écart du berger qui dort dans la cabane. Ce n’est pas évident ! J’ai vu des jeunes hommes ou femmes qui avaient passé une semaine, quinze jours, un mois seuls sous la tente, avec 800 brebis, et le berger à une heure de marche. Il faut avoir quand même de sacrées convictions ! Moi j’en ai fait beaucoup de la montagne et de la haute montagne, je suis passionné par ça ; mais à l’écart de tout, même si le loup est fascinant, et qu’on sait qu’il n’y a pas plus d’attaques que ça, il y a d’autres animaux, des sangliers, les chiens de protection qui des fois sont un peu sauvages… Enfin se retrouver avec sa frontale tout seul à 3 000 mètres d’altitude en pleine nuit, ce n’est pas rien quand même. Donc ça ils le font, puis ils aident quelquefois à poser les clôtures et tout ce qui est lié à la protection des troupeaux contre les risques de prédation. Chez moi ce n’était pas le cas. Nos chèvres sont installées à l’automne dans des parcs fixes en collines. Mais comme ce sont de grands parcs et qu’on a quand même pas mal de fréquentation, les chiens ont tendance à aller voir un peu les gens qui promènent ou les VTT, qui les agacent. Je ne sais pas pourquoi, ils ont une dent contre les vélos. J’en fais aussi, et même lorsque je passe, il faut leur faire comprendre que c’est moi. Il n’y a plus d’humains sur un vélo, ils voient quelque chose de particulier, je ne sais pas ce qui les perturbe, mais en tout cas ça les déconcentre, ils s’écartent, quelquefois, si le troupeau est à la cime d’un parc ils mettent une demi-heure pour remonter. Et à l’automne, cette période délicate, une demi-heure sans chien de protection ça peut être dangereux, vraiment. Donc là ils assuraient une présence soit par des rondes régulières, soit pour certains qui aimaient vraiment ça, ils passaient la journée avec le troupeau, ils assuraient une présence humaine. À faire en sorte aussi de mettre leur odeur autour des clôtures, en circulant, en faisant pipi…

C’est efficace ?

Oui. Parce qu’ils sont formés, à la fois par des gens spécialistes du pastoralisme, de la montagne, et des éleveurs. Ils font des stages et on leur apprend tout un tas de choses, ce ne sont pas des gens complètement novices. Alors la surveillance et la prévention sur de très très gros troupeaux, étalés sur de grandes surfaces, c’est bien évidemment plus compliqué que pour nous qui sommes laitiers, sur des troupeaux de 100 ou 150 animaux, faciles à surveiller, unis, qui rentrent tous les soirs. Là c’est relativement simple. C’est beaucoup plus complexe sur de gros troupeaux en estive, à des endroits où les communes refusent les chiens de protection parce qu’ils font peur aux promeneurs. Et donc si là vous vous retrouvez à deux bénévoles, avec 2 000 brebis la nuit et un mauvais fil électrique… certainement qu’il faut faire plus, mais déjà c’est mieux que rien, on fait comme on peut.

Quel est le positionnement de la Confédération Paysanne sur la question du loup, à l’échelle locale ou nationale ?

On est assez raccord, aussi bien localement qu’au niveau national. Nous ne sommes clairement pas pour l’éradication, comme on entend souvent en parler d’autres syndicats. On pense qu’une coexistence est certainement possible. En tout cas elle existe à d’autres endroits, dans d’autres pays ou régions. Dans certaines fermes ça fonctionne très bien, sur d’autres non, donc ça veut dire qu’il y a un besoin de formation important des éleveurs. Ça ne s’improvise pas, même si on sait travailler avec nos chiens de conduite, les chiens de protection c’est encore autre chose. Il faut avoir les bons chiens, faire une sélection qui est quelquefois un peu drastique, mais nécessaire parce qu’il faut coexister avec les autres utilisateurs de l’espace, les promeneurs, tous les gens qui parfois n’ont pas conscience du danger ou de ce qu’on vit au quotidien.

Vous êtes confronté à de la désapprobation ?

Certains sont tellement déconnectés des réalités qu’ils sont contre tout ce qui est lié à l’élevage, y compris les chiens protégeant les troupeaux : pour eux c’est absolument anormal qu’ils soient emmerdés lorsqu’ils baladent. Et puis si les chiens sont mal dressés, ils sont véritablement dangereux. Tout cela pour dire que la Confédération Paysanne est pour un accompagnement pointu, précis et efficace des éleveurs dans les mesures de protection préventives. À partir du moment où l’on anticipe, dans les zones de colonisation comme c’est le cas chez moi, que le loup s’installe progressivement, il faut que l’accompagnement financier ou technique soit fait et bien fait. Le Plan loup ne fonctionne pas car sur une commune, deux attaques au moins doivent avoir été constatées pour pouvoir mettre en œuvre des aides efficaces. Or deux attaques sur un troupeau de cent bêtes, ça peut être une partie disséminée, ou les femelles qui ont avorté, ou des parcours où elles ne veulent plus aller parce qu’elles ont peur. Cela diminue la ressource alimentaire, l’intérêt du pâturage contre les incendies, pour l’ouverture des milieux, le petit gibier, la diversité de manière générale, aussi bien végétale qu’animale. Parce que ça a été mal préparé, on se retrouve avec des zones où on ne peut plus aller, alors que si le travail avait été fait en amont, de façon plus réfléchie, peut-être que ça fonctionnerait mieux. On pense qu’avec une bonne préparation et des moyens réels de prévention, on peut arriver à coexister. Je ne dis pas cohabiter, mais coexister. On se regarde, on se respecte, on n’est pas copains pour autant, mais on n’est pas non plus ennemis.

Quel est votre ressenti personnel face à cet animal, un grand prédateur qui revient, qui peut potentiellement s’attaquer à vos chèvres ?

Alors comme tous les bergers, on est aussi bien inquiets que fascinés par cet animal. Parce qu’on passe notre temps, nous, dehors, à observer, à comprendre comment tous ces animaux-là, sauvages, fonctionnent. Comment est-ce qu’on peut parvenir à s’intégrer dans ce milieu, puisque nous on vit avec, on fait partie de ces animaux aussi ! Donc le loup… on a senti une injustice de se retrouver confrontés tout seul à ces problèmes supplémentaires, sans savoir comment il fallait faire au tout début. Quand ça arrive, on ressent toujours cette injustice profonde en se disant « Merde, pourquoi c’est moi qui dois payer la volonté de la société de préserver plus les animaux dits sauvages que nous qui sommes là, bergers, depuis le Néolithique ; on a le droit nous aussi de vivre là, pourquoi est-ce qu’on serait éliminés au profit d’autres ? ». On en tire quelques conclusions. Un de nos slogans, à la Confédération Paysanne, c’est : « plusieurs petites fermes plutôt qu’une grande ». Pour tout un tas de raisons, y compris pour les problèmes de prédation, plusieurs petits élevages pastoraux plutôt qu’un grand, ça fonctionnerait certainement beaucoup mieux.

Vous voudriez avoir plus d’autonomie ?

Je pense que pour le loup, d’ailleurs pour tous les animaux qui pourraient nous poser problème sur nos cultures ou notre travail, on ne confie souvent pas aux agriculteurs, aux éleveurs, le soin d’essayer de se prémunir, éventuellement. D’ailleurs à Ferus ils ne sont pas contre, pourquoi ne pas éliminer les animaux qui ont réellement pris goût aux troupeaux et qui sont véritablement dangereux ? C’est comme ça que ça fonctionnait avant, et plutôt pas trop mal. Donc pourquoi on a encore confié ça aux chasseurs ? Ce sont eux qui sont en grande partie responsables de la propagation des loups : il y a une pullulation de sangliers parce qu’ils les nourrissent, et cet extraordinaire garde-manger permet au loup de se développer. De nouveau c’est tout artificiel.

Bon ce n’est pas notre métier, on travaille déjà 80 heures par semaine, il ne faut pas que ce soit forcément nous qui nous en chargions, mais en tout cas davantage de cohésion permettrait de trouver des solutions pour résister. Il ne faut pas qu’on se retrouve seul à se débrouiller, ou alors avec des gens qui arrivent comme des sauveurs et qui en fait foutent plus la pagaille qu’autre chose. Qu’on nous prenne un peu plus en considération !

Propos recueillis par Gaëlle Cloarec le 17 février 2024