D’où vient l’eau que nous buvons ? Par quels détours est-elle arrivée ? Et si elle passe là ou là, en quoi ça nous concerne ?
Balade le long des canaux de Basse-Durance, où l’on réalise qu’il faut se battre pour la rivière.
Je vis à Marseille. Quand j’ouvre le robinet de la cuisine, ou celui de la salle de bains, l’eau qui coule est celle de la Durance, mêlée du Verdon et des torrents des Alpes. Elle est stockée dans une immense retenue artificielle, le lac de Serre-Ponçon. Puis elle court jusqu’à moi dans le canal de Marseille, érigé par l’ingénieur Franz Mayor de Montricher au XIXe siècle, et le canal de Provence, réalisé dans les années 1960-70. Un peu plus au nord-ouest, en Basse-Durance, elle circule dans des canaux conçus au XVIe siècle par un autre ingénieur, Adam de Craponne.
Cet homme a irrigué la Crau, une steppe caillouteuse où poussent bien mieux, depuis, des oliviers, des légumes et du foin. Le paysage de cette région, des Alpilles à la mer, est terriblement beau. J’écris « terrible », parce qu’on sent, même au printemps où la nature éclate, à quel point il a été modelé par l’humanité. Depuis deux cent ans, on y morcelle, détourne les flux, tronçonne et bétonne quasiment tout ce qu’on peut. Et pourtant l’eau glougloute encore entre les altiers cyprès et les robustes amandiers, un cheval de trait mâchonne, l’air pensif, devant un tas de pommes rouges qui sentent l’alcool, le sol est souple sous mes pieds. Un beau dimanche de mars où les nuages roulent dans le ciel, sans qu’hélas la pluie ne tombe, mais avec cette lumière du sud à nulle autre pareille, je suis allée voir les canaux de Basse-Durance.
D’Eyguières à Lamanon, de Lamanon à Mallemort, si l’on suit les lignes d’écoulement, on trouve les aiguillages de ce circuit impressionnant, les « ouvrages d’art » où le flot gronde en tonnerre, les nappes tranquilles, les petites dérivations jusqu’aux champs. EDF a la main sur cette eau, synonyme d’abondance maraîchère mais aussi de kilowatts/heure. Je marche, avec d’autres curieux, au côté de René Benedetto, de l’association l’Étang Nouveau, et son copain André Faure, producteur de foin de Crau. Les deux ensemble sont très drôles, vifs, et néanmoins savants, déterminés. Ils parlent d’histoire, de géologie, d’aménagement du territoire, de dérèglement climatique. La Provence est en voie de devenir semi-aride, dans les montagnes les glaciers fondent, la neige ne tombe plus. L’eau qui nous sert à boire, à manger, et accessoirement refroidit les centrales nucléaires, se tarit.
Quand j’ouvre le robinet, je sais qu’il s’agit d’un miracle. Aussi j’admire ceux qui militent pour que l’eau douce turbinée à Salon et Saint-Chamas, rejetée dans l’Étang de Berre où elle bousille les écosystèmes habitués à plus de sel, revienne à la nappe phréatique. Cela tempérerait les sécheresses à venir. L’énergie hydro-électrique pourrait être produite de manière moins nocive, avec un STEP, permettant de remonter aux heures creuses les millions de litres nécessaires aux usages quotidiens et de les utiliser à nouveau quand tout le monde en a besoin.
De ces enjeux j’étais vaguement consciente, mais décidément aller voir sur place met chaque élément, chaque ligne de force en relief. Rien que la différence entre les portions de canaux bétonnées et celles où l’eau s’écoule entre deux berges perméables saute aux yeux. Ensuite il y a tout le reste, qu’expliquent si bien René et André : le limon qui n’est plus déposé par une rivière naturelle sur le littoral, l’appauvrissement des terres, l’érosion ; l’entretien en autogestion de l’irrigation gravitaire par les paysans, face aux impératifs technocratiques du gouvernement français et de la Politique Agricole Commune ; les ravages du BTP, dévoreur de sable et de graviers, les constructions en zone inondable. Etc.
D’après eux, et je les crois, parce qu’ils en ont étudié la faisabilité en profondeur, la Durance pourrait retrouver son libre cours au grand bénéfice des êtres vivants sur cette terre. Y compris la faune et la flore sauvages, ajouterai-je. Ils disent : « Que celui qui n’a jamais bu son eau, s’abstienne de la défendre ». Ils ont mille fois raison. Il n’y a rien de plus important que nos rivières.
Garaelle, le 21 mars 2023