« Le loup est un peu le symbole de ce qui est incontrôlable »

Dessin © Elio Paris, 11 avril 2024

Tuer pour manger, trouver sa place d’être humain dans le monde sauvage, s’interroger sur la mort, le danger, la domestication et la vie en société. Conversation avec un chasseur anarchiste.

Bonjour, c’est la première fois que je parle avec un chasseur. Veux-tu me raconter ton expérience ?

J’ai passé le permis de chasse il y a à peu près trois ans. Je l’ai fait parce que j’ai vécu dans un cabanon dans la forêt, au nord d’Aix-en-Provence. Mes premiers voisins, les gens que je croisais tous les jours, étaient les chasseurs. Du coup, j’ai passé le permis de chasse, histoire de les rencontrer et de socialiser. J’ai commencé par faire de la battue, une chasse collective dont voilà, l’avantage est de rencontrer beaucoup de monde. Après, c’est un type de chasse très particulier, et ce n’est pas celui que je préfère.

Quel est celui que tu préfères ?

En ce moment, je suis en train de me réorienter pour ne faire que de la chasse à l’arc, donc à l’affût, à l’approche. C’est une technique très différente.

Nous y reviendrons, mais avant cela, je voulais t’interroger plus particulièrement sur le retour du loup dans notre région. Tu en as vu dans tes chasses, dans tes randos ?

Non, j’ai vu des traces, je sais qu’il y en a à la Sainte Victoire, il y en a dans le Lubéron, mais je n’en ai pas vu en vrai. Moi personnellement, dans ma représentation du monde, je trouve cela très intéressant que le loup revienne, parce que ça nous remet à notre place. De se dire que l’on n’est pas tout seul, qu’on doit partager la nature avec d’autres espèces. Voilà, le loup fait partie de la nature sauvage et il faut qu’on compose avec. Alors c’est sûr que ça rend la chasse plus compliquée, parce qu’il va faire bouger le gibier. Au bout d’un moment, il y a une certaine habitude : on sait où le gibier vit, où est-ce qu’il se nourrit, donc on sait à peu près où on va le trouver. Là, avec le loup, on n’est plus les seuls prédateurs sur le territoire, il faut suivre les populations qui se déplacent à cause de lui. En même temps, je trouve ça beaucoup plus intéressant, de ne plus voir la nature seulement comme de la ressource dans laquelle on peut prendre, prélever, etc., tout ce qui entre guillemets « nous appartient ». Moi je préfère voir la nature comme étant l’endroit où je vis. Et donc, forcément, il faut partager ce lieu avec d’autres personnes, mais aussi d’autres espèces, y compris celles qui sont en concurrence avec nous.

Quelle place veut-on prendre dans le sauvage ? Pour employer des mots savants, est-ce qu’on est anthropocentriste, biocentriste, ou écocentriste ? Pour ma part j’ai une tendance plutôt prononcée à l’écocentrisme, donc je pense que les interactions sont importantes dans les écosystèmes, où tout est interdépendant, nous y compris. Alors c’est sûr que ce n’est pas toujours le plus pratique, le plus agréable, le plus facile, mais j’estime que c’est ce qu’il y a de plus sain, en fait.

Qu’est ce qui fait que tu trouves ça sain ? Et qu’est ce qui est, aussi, difficile puisque tu dis que ce n’est pas toujours simple ?

Je trouve ça sain parce que c’est comme cela que ça a fonctionné pendant des milliers d’années, voire des millions d’années. Homo sapiens, en tant qu’espèce, on a 250 000 ans je crois, et cela ne fait que 10 000 ans qu’on est sédentaires et agriculteurs. Donc le mode de vie de chasseurs-cueilleurs, etc., est inscrit très profondément dans notre histoire. Pour moi, la chasse est une manière de renouer avec ça, de faire un pas de côté de cette société un peu du « tout domestique ». On appuie juste sur un bouton, on a de l’eau chaude, on a tout dans le frigo… C’est vraiment un truc que j’aime pas dans notre époque où tout est facile, il suffit de cliquer, on a tout ce qu’on veut, j’aime pas ça, je ne trouve ça pas stimulant du tout. Pour nous occidentaux européens, la vie est facile, alors je trouve qu’il est bon de remettre un petit peu de difficulté et de complexité, un peu de sérieux. C’est presque du mérite, quoi ! De dire que voilà, si je peux manger de la viande, c’est parce que je me suis préparé, j’ai posé un acte, j’ai pris des décisions.

Ça questionne aussi la place de la mort dans notre société.

C’est à dire que c’est un truc auquel on pense plus. Les vieux sont mis loin dans des EHPAD, on attend qu’ils meurent et on n’est plus du tout confronté à ça. Alors que là, de voir le processus avec l’animal vivant, dans son milieu, le fait de le tuer, de le préparer, de le consommer, ça remet clairement les choses en perspective. C’est après que ça fait bizarre d’aller en supermarché, en fait.

Qu’est ce que cela te fait d’entrer dans un supermarché ?

Ça me donne une sensation de déconnexion. La direction que prend notre société, notre civilisation. On marche à côté de nos pompes, on est à côté de la plaque. Je ne sais pas si tu te souviens du film Wall-E, le dessin animé où tu vois les êtres humains du futur, tous obèses dans leur fauteuil. Enfin, c’est très caricatural, mais en même temps c’est le chemin qu’on prend. Et j’ai pas envie de faire partie de cette humanité-là. Je préfère être un sauvage qui court tout nu dans la forêt plutôt qu’un obèse sur un fauteuil électrique, quoi. Donc voilà, le supermarché, c’est un peu une des étapes vers ça, et je trouve que c’est un appauvrissement intellectuel, physique et culturel. On peut dire que tout le monde mange la même chose, tout le monde écoute la même musique. C’est triste.

L’autre jour, j’ai interviewé un anthropologue, Philippe Descola. On parlait de ré-ensauvagement, de forêts. Il m’a expliqué qu’en Europe, l’équilibre est tellement depuis des millénaires en faveur des êtres humains que le sauvage est très artificialisé. Toi, quand tu es dans la colline, comment tu le perçois ?

Alors c’est vrai qu’il y a très peu de forêts endémiques en France. Je crois qu’on a la chance en Provence d’avoir la Sainte-Baume. C’est l’une des rares forêts qui a été très peu touchée par l’être humain. Voilà, on a de petites pastilles comme ça, de nature réellement sauvage. Mais c’est vrai que ça se voit tout le temps : il y a toujours des lignes haute tension, des chemins… On sent que c’est anthropisé partout. Après, je voudrais faire une distinction. Il y a des gens qui vont vouloir extraire l’être humain du sauvage, sanctuariser la nature, faire des parcs, des réserves. Et puis nous, en tant qu’être humain, n’y mettre plus les pieds, ce qui n’est pas satisfaisant pour moi, parce que ça reste une manière de se couper de la nature, même si effectivement elle est respectée, sanctuarisée.

Je pense qu’il faut laisser des espaces sauvages, mais aussi se laisser à nous des moments, des espaces pour qu’on puisse y aller. Ne pas s’en extraire. À la fois, ne pas domestiquer toute la planète, mais en même temps, ne pas sanctuariser toute la nature sauvage. À mon avis, il faut qu’on trouve notre place dans le sauvage. Mais c’est vrai qu’en Europe, c’est très, comment dire ? Romantisé presque. Parce que la nature sauvage, il n’y en a plus. Il en reste un petit peu en Amérique du Nord. C’est pour ça aussi qu’il y a beaucoup de fantasmes sur la cabane au fond des bois au Canada. Et ça repose aussi toute la question de ce qu’on est prêt à perdre, à revivre dans le sauvage ? Parce que forcément, il y a des animaux qui ne nous veulent pas forcément du bien, il y a des loups, il y a des ours dans d’autres contrées, il y a des alligators, etc..

On n’est pas au sommet de la chaîne alimentaire, sans parler des moustiques qui peuvent nous nuire, bien plus que les grands prédateurs !

Oui, effectivement. Mais voilà, ça remet aussi dans cette perspective de la mort, le danger. Cela apporte une forme d’humilité, qui va un peu à l’encontre de cette idéologie judéo-chrétienne comme quoi Dieu a créé la Terre pour l’homme – et la femme aussi, accessoirement. Bref. On n’est pas tout seul, on n’est pas supérieur aux autres, on n’est pas les meilleurs, loin de là.

La réapparition d’un grand prédateur met le gibier en éveil. Et ce que je comprends dans ce que tu dis, c’est que cela met aussi les êtres humains un peu en éveil ?

Clairement. C’est se rappeler qu’on est vulnérables, fragiles. Que la vie peut s’arrêter à un moment donné. En fait, la chasse, ça ouvre potentiellement, je dis bien potentiellement, à plein de réflexions philosophiques sur notre place dans le monde. Qu’est ce qu’on veut faire de la vie ? C’est quoi la vie ? Notre rapport à la mort ? Comment on la donne ? Comment on l’accepte aussi, la nôtre ?

Après, il y a d’autres problématiques par rapport à la chasse. Là, on pourrait en discuter pendant des heures, mais autant chez les pros-chasse que chez les antis-chasse, il y a de la mauvaise foi des deux côtés.

Cela me laisse songeuse, ce côté très philosophique. Est-ce pour cela que tu as décidé de changer d’arme et de passer à l’arc ?

Oui, parce que les approches ne sont pas les mêmes. Pour en revenir à la battue (et donc l’idée, pour les personnes qui connaissent pas, c’est de rabattre le gibier vers des lignes de tireurs, comme si on allait le chercher dans sa chambre, on fout le bordel et ensuite il fuit et se trouve face aux fusils). C’est très stressant pour l’animal. Alors après, ça a des avantages aussi, parfois il faut faire bouger le gibier quand il s’installe trop, surtout sur certaines zones de culture. Mais c’est une chasse assez traumatisante, plus que l’approche ou l’affût. Là, le gibier vit sa vie et à un moment donné, paf, la lumière s’éteint. Il n’y a pas de course, pas de poursuite et donc ça peut se faire à l’arc.

L’avantage ou l’inconvénient de l’arc, c’est que forcément les distances sont beaucoup plus courtes. Une distance de tir c’est 15 mètres, alors qu’à la carabine ça peut être 200 ou 500 mètres. Donc cela implique de savoir se déplacer, se positionner. C’est une chasse qui demande beaucoup plus d’expertise. En ayant fréquenté des chasseurs à l’arc et des chasseurs carabine/fusil, je vois que la perception du gibier n’est pas du tout la même. Les chasseurs à l’arc ont vraiment plus de respect et de considération pour le gibier. Je pense que cela vient du fait que la chasse est plus difficile et plus technique. On en revient à cette histoire de mérite, même si je n’aime pas trop ce mot là, mais oui, il faut transpirer un peu plus, il faut faire un peu plus d’efforts. Et moi j’aime bien ça, cela donne de la saveur.

Concernant l’autre bout de la flèche, l’animal qui est blessé ou tué par par une flèche, est-ce que sa souffrance est différente ? Parce que l’image que j’ai, moi, du coup de fusil, c’est que c’est immédiat alors que peut être, une flèche…

Alors là, on va rentrer dans des considérations très techniques. Il y a une des devises, dans la pratique de la chasse à l’arc, je n’ai plus les mots exacts, mais en gros, « on ne tire que quand on est sûr de tuer ». Comme les distances sont beaucoup plus courtes, les points visés sont les organes vitaux de l’animal. Ce qui n’empêche que de se prendre une flèche à travers le cœur ou le poumon, ça doit pas être agréable quand même, on est d’accord. Mais bon, il y a ce souci, cette éthique-là. Pour rentrer dans les détails presque gores, moi j’ai vu des gibiers se faire tirer dessus au fusil. C’est pas beau à voir, parfois une patte est touchée, l’animal boite, avec peut-être un membre à moitié arraché, et il continue à marcher. Donc honnêtement, je ne sais pas, c’est une question la souffrance animale. Hum. Disons qu’avec les armes à feu, il y a une possibilité d’avoir une mort directe nette, de placer une balle dans le cerveau. Mais il y a aussi des possibilités de blessures. Avec la chasse à l’arc, c’est la mort par hémorragie. C’est à dire que l’animal, il va quand même agoniser pendant une minute ou deux. Donc voilà, ce n’est pas une mort immédiate. Est-ce que c’est plus ou moins douloureux ?

Qu’est ce que tu chasses, toi, comme animaux ?

Dans la région, principalement du gros gibier, sanglier et chevreuil. Sachant que cela fait un an que j’ai que je n’ai pas chassé, parce que je m’entraîne au tir à l’arc, et quand j’aurai le niveau, j’irai chasser avec. Il en existe deux types. L’arc à poulie, moderne, et l’arc traditionnel. C’est juste une branche de bois, une corde. Moi, je m’oriente vers l’arc traditionnel et il faut à peu près une année d’entraînement avant de pouvoir chasser vraiment avec ça. Parce que l’idée est de s’assurer que la flèche va là où on a envie qu’elle aille.

L’autre jour, en randonnée sur la Sainte-Victoire, au niveau de la chapelle Saint-Ser, j’ai vu un troupeau de chèvres férales sur les pentes, comme des chamois. Un berger m’a dit que ces bêtes ont perdu l’habitude de la sauvagerie. Les mâles s’entre-tuent, attaquent femelles et chevreaux, les troupeaux seraient très déséquilibrés. Peut-être que, finalement, le loup pourrait jouer un rôle et rétablir un équilibre ?

Bien-sûr, le prédateur a un rôle dans l’évolution des espèces. Parce qu’en général, la prédation se fait sur les individus les plus fragiles, faibles, malades. Donc cela « assainit génétiquement », avec de gros guillemets, la population de proies. C’est la raison pour laquelle dans les écosystèmes, on a des espèces si variées en termes de couleurs, de vitesse, etc.. À chaque fois ce sont des mécanismes pour échapper à la prédation. La présence des prédateurs va les renforcer, dans le sens où pour s’adapter, ils vont devoir développer des stratégies. Ce sont les animaux les plus rapides qui vont s’en sortir, les plus vigoureux. D’un point de vue évolutif, la prédation c’est hyper sain. Donc oui, pour ces chèvres, il va y avoir des modifications de comportement, mais des modifications qui sont en fait conformes et cohérentes avec ce qu’il s’est passé par sélection naturelle depuis des millions d’années.

Juste un retour à la normale, en somme. D’ailleurs, c’est le fait qu’on ait domestiqué les ongulés qui à la base est particulier. Le mouton est un animal très bizarre.

Certes ! Ou la vache.

J’aimerais, si tu es d’accord, que l’on revienne sur ce que tu disais tout à l’heure, à savoir que de part et d’autre, chez les pros-chasse et chez les antis-chasse, tu perçois de gros préjugés. Est ce que tu veux bien expliquer ce que tu entends par là ?

Ouais. Alors c’est là où il faut que je fasse attention à ne blesser ou vexer personne. Parce qu’en fait, je fréquente les deux milieux. J’ai une fibre « écologie radicale », donc je côtoie des animalistes, vegans, etc. Mais en même temps, j’ai un côté un peu primitiviste, donc je fréquente aussi des chasseurs.

Il y a des modes de chasse qui mériteraient d’être à mon avis réformés, voire complètement abandonnés, parce qu’ils n’ont plus de sens. Par exemple, tout ce qui va être lié au lâcher de gibier, c’est quand même très spécial. Il y a une forme de double jeu : on va lâcher principalement des faisans, des perdrix, pour repeupler les populations, mais seulement 24 h ou 48  h avant d’aller les chasser. Après il y a des lâchers de conservation, qui se font à la fin de la période de chasse, pour que les oiseaux reprennent un petit peu leurs habitudes sauvages dans le territoire. Mais beaucoup de chasseurs n’aiment pas ça, parce que du coup, les autres prédateurs peuvent passer avant eux. Donc voilà, je pense qu’il y a une remise en question à faire dans le milieu de la chasse. Il y a aussi toute la problématique des chasses privées, dans les enclos, avec des animaux enfermés dans quelques hectares. Et encore quand il s’agit de quelques hectares, c’est déjà bien. Sinon c’est un peu comme si on allait tirer sur une vache dans un champ.

Vers chez moi à Marseille, jusqu’à récemment, il y avait encore des gens qui pratiquaient la chasse à la glu.

Alors ça avait un intérêt dans les périodes de famine, de disette. En tant de guerre principalement. Peut être que tu connais des gens qui habitent à Marseille et qui peuvent témoigner qu’à l’époque on mangeait du rat, de la mouette, ce qu’on trouvait quoi. Donc forcément, il y a eu des techniques de chasse qui ont été développées, qui coûtaient rien, qui pouvaient rapporter sans trop se fatiguer. Pour moi, la chasse à la glu a un intérêt dans un contexte très dégradé ou vraiment on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. Aujourd’hui, même avec l’aspect culturel, je ne vois pas trop. En termes techniques, c’est intéressant de savoir que ça peut se faire au cas où, on ne sait jamais, mais de là à perpétuer ça…

De l’autre côté, chez les antis-chasse, qu’est ce que tu pointais quand tu parlais de préjugés ?

Hum. Je pense qu’il y a aussi une question de positionnement de l’être humain dans la nature. Beaucoup d’antis-chasse voudraient sanctuariser le sauvage, qu’on le laisse se débrouiller et n’y touche plus. Le problème est qu’il y a tellement peu d’espaces naturellement sauvages qu’il n’y a plus de régulation naturelle. Certaines expériences ont été faites dans des parcs, rachetés par des associations animalistes ; ils ont laissé les herbivores se débrouiller, il y a eu surpâturage, etc. Et à la fin, ces parcs sont quasiment des déserts. Comme je l’expliquais tout à l’heure, la prédation est nécessaire, et je pense que l’être humain doit y prendre sa part de responsabilité. Après je ne dis pas qu’il faut manger de la viande à chaque repas, loin de là, mais il faut en manger un peu, et tant qu’à faire, il faut assumer l’acte. Il y a aussi des mouvements animalistes qui vont très loin dans l’interventionnisme, ou cela devient presque démiurgique, quand ils se proposent d’aller stériliser des populations de sangliers. En quoi moralement, ce serait mieux que d’aller les chasser ? Je ne sais pas, ce sont des questions. Je trouve qu’il y a des incohérences des deux côtés. Il y a des angles morts, des choses que les gens ne veulent pas voir en face, et des questions aussi très politiques. Dans le sens où les chasseurs comme les antis-chasse sont assez corporatistes. C’est important pour eux d’avoir une position, de s’y tenir, même si en vrai, en réfléchissant un peu, la position n’est pas tenable, pas forcément logique ou rationnelle, mais avec beaucoup d’ego et de communautarisme des deux côtés.

Cela m’amène à la question que j’avais l’intention de te poser ensuite, sur un dialogue possible, peut être, entre les positions. Je trouve cela intéressant justement que chez toi cohabitent autant d’univers et de nuances.

C’est pour ça que je ne pars plus à l’étranger : déjà en France il y a moyen de se dépayser assez facilement ! Il suffit d’aller rencontrer des gens, des communautés qui ne pensent pas comme nous ; et il n’y a pas besoin de prendre l’avion pour voyager. Mais oui, je sais, ils ne se parlent jamais. Enfin, pour l’anecdote, quand j’ai rencontré les chasseurs, la première question qu’on m’a posée, mais vraiment la première, c’est « T’es pas un écolo au moins toi ? ». Alors j’ai répondu « Non, bien sûr que non ». Je vis dans un cabanon, dans la forêt, je suis plus un sauvage. Mais en fait je comprends ce que voulait dire la question, tu vois ? Et c’est là où en fait, ça finit en une guerre de clans. Il y a les pros, il y a les antis, et une sorte de fierté à ne pas vouloir discuter avec la personne d’en face. C’est très complexe, mais cette attitude là, je la retrouve des deux côtés. C’est ça qui est fou. C’est la même posture en fait. Et c’est assez spécifique à la France. En fait, quand on regarde le milieu de la chasse en Suisse, c’est différent. Par exemple, dans le canton de Genève, la chasse est interdite. Par contre, ce sont des agents de l’État qui vont abattre des sangliers, des chevreuils et des cerfs. Du coup, c’est pas de la chasse, mais comme il n’y a pas de prédateur naturel, il faut quand même réguler les populations parce que sinon les sangliers viennent en ville et il y a des problèmes de santé publique, d’accidents de la route, etc.. Donc il y a quand même des animaux sauvages qui sont abattus.

Les loups ne sont pas encore arrivés dans le canton de Genève ?

Je n’en sais rien. C’est pas impossible [ndlr : un premier individu a été repéré en 2021], mais je pense que le loup à lui tout seul ne peut pas tout faire. Et puis il ne faut pas se leurrer, il n’est pas con, il va d’abord manger du mouton qui ne s’échappe pas avant de s’attaquer à des sangliers.

As-tu vu le film sorti récemment, Vivre avec les loups, de Jean-Michel Bertrand ?

Non.

Il est intéressant. À un moment il a emmené sa caméra en Suisse, chez des éleveurs, anti-loups à la base. Mais ils se sont adaptés à leur présence, puisque de toute façon ils sont là. Voilà ce qui m’intéresse, comment des gens qui ne se parlent pas peuvent gagner à quand même entendre ce que l’autre a à dire. Il me semble que c’est important dans un monde qui se durcit. Tu parlais politique tout à l’heure, et j’ai l’impression que personne ne va gagner aux fractures qui s’élargissent entre le monde des grosses métropoles et les espaces plus ruraux.

C’est encore un vaste sujet. Mais c’est ce qui est bien avec le loup, en fait c’est un peu une poupée russe. C’est à dire qu’il y a plein de thématiques qu’on peut aborder via le seul fait de son retour. Là, on part sur de la sociologie, l’impact d’Internet et des bulles de filtrage, le fait qu’on soit toujours confronté à des avis qui nous rassurent, qui nous ressemblent. Oui, je pense qu’on a perdu l’habitude de discuter, de discuter pour comprendre. En fait, les gens ont toujours tendance à vouloir discuter pour avoir raison, mais c’est pas constructif, c’est pas pertinent.

La question du loup soulève plein de choses sur notre position par rapport à la nature, par rapport à l’alimentation, par rapport à la domestication. Toutes les questions aussi de législations, européennes, françaises, départementales.

Qui prend les décisions, à quel échelon cela se passe ?

Oui. C’est sûr que quand des gens prennent des décisions sur des territoires qu’ils n’habitent pas, sur lesquels ils ne vivent pas, c’est questionnant. Mais après on remet en question toute l’image qu’on se fait de la démocratie, c’est à dire de ce qu’on imagine être de la démocratie. Qu’est-ce qu’on vit vraiment ? Nous parlions de la Suisse tout à l’heure, là-bas, ils ont un système de votation, ils n’ont pas un système d’élection. Nous, en France, on élit des gens qui vont décider à notre place. En Suisse, ils décident directement des lois. Après, ils ont aussi leur part de de lobbying, de corruption, etc.. Mais il y a un petit échelon en plus dans le spectre de la démocratie.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, voudrait revenir sur le statut d’espèce protégée du loup, au prétexte que les populations ont un peu augmenté et qu’elle estime, contre toutes les études scientifiques de ces dernières décennies, que l’animal pourrait être dangereux non seulement pour les animaux d’élevage, mais aussi pour l’homme. Les associations environnementales la soupçonnent d’avoir une réaction personnelle car l’un de ses poneys est mort suite à une attaque, mais aussi d’utiliser les tensions sur le loup à des fins électoralistes.

Pour moi c’est symptomatique d’une vision anthropo-centrée et bourgeoise, qui voudrait que le monde se conforme à ce que l’on aimerait. Le loup est un peu le symbole de ce qui est incontrôlable, des choses sur lesquelles on ne peut pas avoir de prise et sur lesquelles on ne doit pas avoir de prise. Je pense qu’il faut reprendre notre place d’animal parmi tant d’autres. Il y a des choses qu’on ne contrôle pas. Ça peut être extrêmement frustrant, ça peut faire peur, mais voilà, c’est notre place quoi. J’extrapole, ce n’est pas ce qu’elle a dit, mais éradiquer le loup parce qu’il mange les poneys… On se prend pour qui en vrai ? C’est du délire mégalomane total. Un loup qui mange les poneys, c’est normal. Cela pose aussi la question de l’intérêt du poney pour Ursula von der Leyen. Quelle est sa représentation du poney ? Pourquoi elle en possède ?

Je reviens à cette histoire de supermarché. Toi, ton expérience te permet d’avoir d’autres pratiques. Tu vis dans une cabane. C’est un choix que tu as pu faire. Mais les minots des quartiers Nord de Marseille, par exemple ? Ce sont des endroits où les choix sont très restreints. Cela a partie liée à ces questions démocratiques. Je m’interroge sur ce que l’on peut expérimenter individuellement, très ponctuellement, et un projet de société dans lequel on pourrait réfléchir un peu collectivement et un peu dans la nuance à la chasse, plutôt que d’en entendre seulement parler aux infos, en lien avec les chasses gouvernementales, ou le lobby de la chasse qui influe sur telle ou telle décision.

Alors moi ce sont des milieux que je ne fréquente pas. Je ne suis pas du tout citadin, pas du tout un urbain, ça me file de l’urticaire les grandes villes. Mais je me pose une question sincère : est ce que les gens qui y habitent ont conscience de la contingence de leurs conditions de vie ? À chaque fois que je vais à Marseille, j’ai l’impression de voir les images, tu sais, que peuvent sortir L214 dans les élevages en batterie ? C’est à dire que pour moi, une mégalopole c’est de l’élevage industriel d’êtres humains. Je trouve ça d’une tristesse terrible. Et en même temps je ne perçois pas d’instinct de survie, de sursaut, des gens qui vivent là-bas. Après j’y vais rarement, donc peut-être que c’est pour ça que je ne le vois pas. C’est fort probable. Mais est-ce que les gens qui habitent en ville sont prêts à endurer une vie à la campagne ? Parce qu’on en a une représentation très romantique et c’est merveilleux, les petits papillons, etc.. Mais en vrai, c’est du travail physique. Des incertitudes, parce qu’on ne sait pas si la récolte, si la chasse vont être bonnes. Si on pouvait dire bah tiens Machin, tu as vécu toute ta vie en appart’, mais demain t’as le droit d’aller là, sur un hectare. Et là toi, que fais-tu ? Sans parler des compétences, parce que ça, ça s’apprend. Mais est-ce que les gens en ont envie ?

Je ne sais pas si les populations qui vivent dans ces conditions-là, au delà d’avoir l’idée qu’il y a d’autres moyens, d’autres façons de vivre, est-ce qu’ils ont envie de sortir de leurs modes de vie, avec leurs avantages et leurs inconvénients ? Parce que c’est différent. Moi, il faut que je fasse dix minutes à pied pour retrouver une route et ce, quelle que soit la météo. Alors en Provence ça va, c’est cool, il pleut deux fois dans l’année. Mais ça m’est déjà arrivé de rentrer plein de boue.

Tu disais que la difficulté te stimule, mais peut-être que cela stimulerait les minots des quartiers Nord, la chasse par exemple ? Peut être pas pour manger ou nourrir la famille, mais…

Dans ce cas, pourquoi chasser ? Pour moi, la chasse a uniquement pour but d’avoir de la viande de bonne qualité. Je ne prends pas ça pour un plaisir. Ce n’est pas un loisir, c’est une nécessité. Quand on y réfléchit, c’est normal, ça va de soi. C’est comme ça qu’il faudrait faire. Donc si les gens n’ont pas envie de manger de la viande de gibier, ben faut pas chasser. La manière dont on approche la chasse va changer la manière dont on la pratique. Si on la voit comme une activité de loisir, on va l’orienter comme telle, il va y avoir toute une forme de commercialisation derrière, etc.. Je sais, c’est subtil, mais la manière dont on les envisage a un impact énorme sur la façon dont ces choses-là se déroulent. Si les gens ne veulent pas manger de viande, de gibier, il ne faut pas aller chasser. Allez faire du ball trap, si ce qui vous fait plaisir, c’est de tirer sur un truc. Je pense que la chasse est quelque chose qu’il faut prendre avec sérieux.

Je pensais au jardinage aussi, au fait de cultiver, d’avoir une production maraîchère, pour se nourrir. C’est également quelque chose qu’il faut prendre au sérieux. Tout le monde n’est pas prêt à ça pour manger. Est ce que toi tu fais pousser des légumes par exemple ?

Oui, alors on va dire que j’ai essayé. En Provence, c’est difficile, la terre est très argileuse, c’est compliqué, donc je n’ai pas eu des résultats fantastiques. Mais oui.

Avant de conclure, y a-t-il quelque chose que tu voudrais ajouter ?

Je voudrais revenir à ce que tu disais sur le ré-ensauvagement. J’aime bien le terme de féralisation. Tu vois, je trouve que c’est quelque chose qui sera vital dans les années à venir. Notre société occidentale, elle, a tendance à tout domestiquer. Que ce soit le végétal, l’animal et aussi nous-même ; en fait l’être humain s’auto-domestique. Il n’y a qu’à voir comment on se comporte face à des injustices, commises par les personnes qui nous gouvernent. C’est incroyable, c’est fou. Je pense qu’il faut retrouver ce côté un peu sauvage, de prendre la place qui nous revient, sans non plus en prendre trop, parce que voilà, il faut laisser de la place aux autres, mais il faut reprendre celle qui nous est nécessaire. On parlait tout à l’heure de démocratie et de régime politique. Retrouver du sauvage quoi. Arrêter de juste dire oui, oui, et puis c’est comme ça.

Et puis tu parlais de moutons aussi, drôle d’animal, mais… notre civilisation occidentale, elle n’est pas bien plus intéressante qu’un troupeau de moutons.

Peut-être un chouïa plus complexe ?

Peut-être qu’on ne connaît pas toute la complexité des moutons.

C’est vrai. Je me souviens d’avoir vu un film remarquable, Bovines, sans paroles, puisque les héroïnes n’étaient que des vaches. Dans un troupeau, toutes les interactions qu’elles peuvent avoir, leur détresse au moment où on les sépare de leurs veaux… François Borel, un éleveur de chèvres du Rove, dit que la biodiversité, c’est aussi l’animal domestique. Chacun, je trouve, avec sa fenêtre sur le monde, voit de la complexité là où de la part d’un autre observateur, d’un autre point de vue, c’est très monochrome ; et c’est pour ça que cela m’intéresse moi, d’aller interroger beaucoup de gens très différents. Merci beaucoup pour cette conversation.

Ce dialogue entre un chasseur souhaitant garder l’anonymat et une journaliste, Gaëlle Cloarec, a eu lieu le 9 mars 2024 à Aix-en-Provence.


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